Le Temps epaper

Catherine Meurisse dans les profondeurs de la légèreté

ANTOINE DUPLAN @duplantoine

DESSIN Elle publie «La Jeune Femme et la mer», reçoit le Prix Töpffer à Genève et fait l’objet d’une exposition à Bâle qui permet de redécouvrir les multiples facettes de la dessinatrice, journaliste, illustratrice, et d’esquisser une ascendance artistique. Rencontre avec Catherine Meurisse, qui dans ses créations cherche «la justesse de l’expression».

Elle publie un superbe album, «La Jeune Femme et la mer». Elle expose à Bâle. Elle reçoit le Prix Töpffer à Genève. Rencontre avec une artiste sachant prendre l’humour au sérieux

Le chat regarde un poisson rouge dans son bocal; au-dessus de la tête du matou matois, il y a une arête de poisson dans une bulle. C’est le premier dessin que Catherine Meurisse a fait, quand elle avait 3 ou 4 ans. Il augure précocement d’un grand talent, ainsi que d’un sens affûté de l’humour. L’oeuvre est malheureusement perdue, «mais mes parents peuvent attester que ce truc a existé», se marre Catherine Meurisse.

Née en 1980 à Niort (DeuxSèvres), elle grandit près de Poitiers dans un jardin extraordinaire. Elle lit Astérix «pour la rigolade». Puis Tintin, Le Petit Nicolas et enfin Gotlib, qui la fait «hurler de rire». Elle suit des études de lettres avant de se diriger vers les arts visuels, rappelant que «le lien entre le texte et l’image est naturel, la bande dessinée le démontre». Elle s’est toujours intéressée au travail des peintres et des graveurs contemporains des auteurs qu’elle étudiait et, à l’Ecole supérieure des arts et industries graphiques, elle convoquait la littérature car celle-ci lui manquait. «J’ai besoin des deux. Pourquoi? Parce que les deux retranscrivent le monde et qu’on a besoin de traducteurs multiples pour comprendre le monde.»

L’année passée, le Centre Pompidou consacrait à Catherine Meurisse une grande rétrospective et elle était la première autrice de bande dessinée à devenir membre de l’Académie des beaux-arts. Cette année, elle publie La Jeune Femme et la mer, reçoit à Genève le Grand

Prix Töpffer de la bande dessinée et fait l’objet d’une exposition au Cartoonmuseum de Bâle, L’humour au sérieux, qui permet de redécouvrir les multiples facettes de la dessinatrice, journaliste, illustratrice, et d’esquisser une ascendance artistique.

Fourmi humaine

Les reportages dessinés pour Charlie Hebdo ne manquent pas de cruauté envers le genre humain – voir les odieux bipèdes matant les animaux du zoo de Vincennes et cette virago qui, s’essayant à la taxonomie, peine à différencier le kangourou du lama… Les grandes illustrations philosophiques publiées dans la revue Zadig rappellent la petitesse de l’être humain – voir le moine qui fait un selfie avec Dieu ou le souffleur à feuilles qui disperse aussi bien les frondaisons déchues que les procès-verbaux solennels. La sociologie amusante renvoie à Bretécher, la fourmi humaine confrontée à l’immensité évoque Sempé. «Ah oui, ça ce sont des parents qui me plaisent», approuve la dessinatrice.

La leçon que Catherine Meurisse retient de Sempé, c’est que l’humour et la poésie peuvent aller de pair. «A Charlie Hebdo, la poésie se faisait discrète. On était beaucoup dans la caricature, le burlesque, le grotesque, et c’était très bien comme ça. Après avoir quitté Charlie avec fracas dans cette atroce année de 2015 et en faisant La Légèreté, je me suis surprise à écrire des choses à la fois drôles et sérieuses. Auparavant, j’aurais eu peur d’être ridicule. En plus les lecteurs s’y retrouvaient, ça m’a beaucoup émue. Je fais toujours du dessin humoristique, pour ne pas paraître grandiloquente ou extrêmement chiante, mais j’ose réserver une place à la contemplation.»

Quant à Claire Bretécher, elle n’y pensait pas quand elle côtoyait des figures tutélaires comme Cabu et Wolinski. Une fois qu’ils ont disparu, elle a ressenti un sentiment de solitude. «Mes maîtres, mes pères n’étaient plus là. En me demandant qui j’étais, j’ai repensé à Bretécher. Je me suis accrochée à sa figure, car c’est elle la plus grande. Elle m’a aidée à reprendre confiance en moi. Les bandes dessinées que j’ai faites après Charlie, notamment Scènes de la vie hormonale, sont quand même plus bretéchiennes que charliesques.»

Fleurs séchées

Après la tuerie de Charlie Hebdo, Catherine Meurisse a pris ses distances avec le dessin de presse pour se diriger vers la bande dessinée, avec La Légèreté et Les Grands Espaces, deux albums dans lesquels elle retrouve le goût de vivre à travers l’art et la nature. Dans La Jeune Femme et la mer, elle évoque un séjour au Japon mêlant le choc des cultures à la célébration de la nature et des arts. Encore un travail de reconstruction? «Peutêtre bien, même si je n’y ai pas pensé. Quand le livre a été publié, je me suis rendu compte que La Légèreté racontait ma reconstruction de manière littérale, en posant la question «Que peut-on dessiner ou peindre après la catastrophe?», la catastrophe étant l’attentat contre Charlie.

Dans La Jeune Femme et la mer,

c’est «Que peut-on peindre avant la catastrophe?», en l’occurrence l’arrivée d’un typhon. Comment perdre le moins de choses possible ou comment accepter d’en perdre certaines. Je me disais: «J’ai tout perdu le 7 janvier. Comment retrouver mes amis? Je ne les retrouverai pas. Mais je peux retrouver des souvenirs, des sensations, la légèreté, le rire…»

La Jeune Femme… évoque aussi le sort de l’humanité sur la planète qu’elle maltraite. Si un typhon ou un tsunami effacent les paysages, il restera la peinture. Et les herbiers. La dessinatrice s’émerveille: «Les plantes séchées dans un herbier contiennent encore de l’ADN. On peut les recréer. Il n’y a pas de dessins dans un herbier, mais des fleurs qui peuvent renaître.»

Catherine Meurisse convoque Hokusai et un tanuki, ou chien viverrin, figure familière du folklore japonais popularisée par Pompoko d’Isao Takahata. Alternant paysages sublimes et séquences cartoonesques, elle marie le réalisme et l’humour. «Le dessin c’est vivant, rappellet-elle. La main peut parfois trembler, elle peut être encline à la caricature. La bande dessinée permet cette liberté qu’on n’utilise jamais assez. J’appartiens à une famille de dessinateurs au dessin plutôt enlevé. Mon trait n’est jamais fermé. Mes personnages, mes décors sont ouverts. J’ai acquis avec le dessin de presse une écriture assez rapide. Que les personnages diffèrent d’une case à l’autre, qu’ils aient un doigt ou trois doigts ou une boule à la place de la main, ça m’est complètement égal: je cherche la justesse de l’expression.»

A lire: Catherine Meurisse, «La Jeune Femme et la mer», Dargaud, 116 pages.

A voir: Catherine Meurisse. L’humour au sérieux, Cartoonmuseum, Bâle, jusqu’au 13 mars 2022.

«J’ai tout perdu le 7 janvier. Comment retrouver mes amis? Je ne les retrouverai pas. Mais je peux retrouver des sensations, la légèreté, le rire…» CATHERINE MEURISSE

La Une

fr-ch

2021-12-07T08:00:00.0000000Z

2021-12-07T08:00:00.0000000Z

https://letemps.pressreader.com/article/281522229377603

Le Temps SA