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Laurent Keller, l’homme qui a métamorphosé Léman Bleu

Léman Bleu, qu’il dirige, célèbre ses 25 ans cette semaine. Cette télévision, autrefois aussi turbulente que les Genevois, a gagné en sérénité depuis son arrivée, il y a sept ans

DAVID HAEBERLI @David_Haeberli

«A l’émission «Forum» de la RTS, il n’était pas rare de n’avoir aucun intervenant deux heures avant la prise d’antenne. Ce vertige nous animait»

Les comptes sont bénéficiaires depuis trois ans. Les journalistes ne s'en vont plus à la fin de leur stage pour se jeter dans les bras de la RTS. La rédaction lève des lièvres – ses révélations sur la rémunération des patrons des régies publiques – qui entraînent des débats cantonaux. Bref, on ne reconnaît plus Léman Bleu.

La télévision a eu 25 ans la semaine dernière (voir nos archives). Les festivités auront lieu vendredi prochain. Léman Bleu est née de l'initiative de quelques personnes entreprenantes et de la volonté politique de la ville de Genève d'avoir «sa chaîne». Les premières années ont été aussi agitées que cet actionnariat était baroque. La droite municipale d'alors, animée par un certain Pierre Maudet, avait beau jeu de critiquer cette participation dans une structure déficitaire. Certains magistrats, en coulisses, poussaient pour la création d'émissions qui fleuraient bon le hobby dominical. Jardinage et animaux de compagnie… A part pour se gausser d'élus aux tirades maladroites et pour la verve de quelques débats enlevés, les Genevois n'avaient que rarement l'occasion de s'attarder sur leur chaîne.

L’as de pique et l’as de coeur

Ces tumultes sont de lointains souvenirs. L'homme qui a stabilisé Léman Bleu s'appelle Laurent Keller. Il a d'abord fait un retour comme rédacteur en chef avant d'en prendre la direction un an plus tard. «Ces sept dernières années m'ont semblé infiniment plus courtes que les sept précédentes», glisse Stéphane Barbier-Mueller, actionnaire historique, en forme d'hommage à son directeur.

Il faut dire que, contrairement à ses prédécesseurs, Laurent Keller n'a pas cédé à la tentation de l'antenne. Il laisse cela aux talents qu'il a découverts et qui sont devenus ses adjoints: Jérémy Seydoux, l'as de pique, et l'as de coeur, Valentin Emery. Avec une rédaction dont le plaisir au travail transperce l'écran, ils assurent l'animation des journaux, d'émissions spéciales – les débats filmés à l'Alhambra rendent caduques les velléités des concurrents – et de magazines qui racontent Genève comme jamais.

Le directeur, lui, est concentré sur ce qui fait la complexité de son poste. Assurer la qualité des contenus rédactionnels, aller chercher des financements supplémentaires, maîtriser les comptes, parler aux autres chaînes suisses et s'assurer que son entreprise ne tombe pas en disgrâce auprès des élus genevois. L'équilibre tient du miracle.

«Ce qu'il y a de bien avec Laurent, c'est qu'il ose offrir plus que ce qu'on imagine d'une chaîne locale. La couverture du sommet Biden-Poutine en direct, par exemple. Il a rénové l'image que l'on avait d'une télévision régionale.» Le compliment vient d'un connaisseur. Philippe Revaz, présentateur du 19h30 de la RTS, n'est cependant pas un observateur neutre. Laurent Keller et lui ont coproduit Forum, l'émission de débat radiophonique de RTS La Première.

«C'était un tueur calme, reprend l'homme-tronc de la RTS. Tu ne le voyais pas venir. Et tout à coup, il te décrochait l'invité prestigieux au bon moment.» Le principal intéressé parle de ce passage comme d'une période bénie. «Il n'était pas rare de n'avoir aucun intervenant deux heures avant la prise d'antenne, se rappelle-t-il. Ce vertige nous animait.» Une complicité fraternelle semble unir encore le duo. Pas au point de répondre aux appels du pied du Valaisan pour l'épauler au 19h30.

Carburer à l'actualité n'était pas le destin de Laurent Keller. Ce dandy filiforme a grandi à Corsier, sur la cossue rive gauche du lac de Genève. Un père transitaire dans le pétrole, une mère enseignante d'allemand et d'anglais. Le téléphone familial était le réseau social de l'époque. «Tous mes copains appelaient pour savoir ce que je planifiais pour l'aprèsmidi», glisse-t-il. Chef de bande, déjà. Mais versant agité. «J'ai fait pas mal de bêtises», admet-il. La bienveillance de son frère aîné évitera les écarts trop sérieux.

Le feu de l’ambitieux

Une traversée de l'Australie en minibus puis l'Institut de hautes études internationales et du développement seront le théâtre de ses ultimes hésitations. L'étincelle viendra du G8 à Genève. Le Fribourgeois de naissance venait de répondre à une petite annonce, après un premier emploi dans l'industrie des cosmétiques. «Chaîne locale cherche journaliste reporter d'images.» «Je n'ai pas dormi pendant une semaine», résume-t-il en évoquant ces jours de l'été 2003 durant lesquels le coeur de Genève a bouillonné des contestations rebelles.

Ces émeutes sont si loin de la placidité de Laurent Keller. La voix basse, le journaliste parle de sa chaîne avec le feu de l'ambitieux, mais le calme de celui qui sait ce que les réussites coûtent en énergie vitale. Une bouteille de whisky japonais, vide, trône encore dans son bureau pour le lui rappeler. Nous sommes en 2015. Laurent Keller a l'intuition que le smartphone connecté va révolutionner les médias. Mot d'ordre à Léman Bleu: on laisse les caméras au placard et on filme tout à l'iPhone!

Le mouvement n'échappera pas au bras droit de Steve Jobs, alors patron d'Apple, qui le relaiera sur Twitter. La planète entière, BBC et télévision publique japonaise comprises, défilera pour prendre des leçons de MOJO – pour Mobile Journalism – au bord du Léman. Avec cet enfant de la télévision à la direction de Léman Bleu, la leçon n'est pas près de se terminer.

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2021-10-27T07:00:00.0000000Z

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