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«L’hôpital est le reflet de la société»

La réalisatrice française Catherine Corsini signe avec «La Fracture» un film virtuose qui raconte une longue nuit dans un service hospitalier sur fond de violences policières et de crise des «gilets jaunes»

PROPOS RECUEILLIS PAR SÉTPHANE GOBBO @StephGobbo La Fracture,

Les urgences sont par essence un lieu de rencontres fortuites, un endroit où, face à la douleur, tout le monde est égal. C’est là que Catherine Corsini a choisi d’ancrer son onzième long métrage, et qui plus est en pleine crise des «gilets jaunes». La Fracture est un film choral multipliant les personnages secondaires et les intrigues parallèles. Une fois qu’on entre à l’hôpital, on n’en sortira plus. Le film avait tout pour rapidement s’écrouler, tant son côté démonstratif semble tout d’abord être un poids. Or à l’aide d’un montage au cordeau et d’un excellent casting jusque dans les moindres figurants, la réalisatrice parvient à garder la tension intacte de bout en bout, tout en brossant un intense portrait d’une société fissurée.

Au coeur du dispositif narratif, il y a d’abord un couple de femmes. Rafaela (Valeria Bruni Tedeschi, fidèle à elle-même) est une dessinatrice bobo et passablement névrosée; Julie, sa compagne éditrice (Marina Foïs, sobre et élégante), veut la quitter, ce qui évidemment ne lui convient pas. Les deux femmes sortent, se disputent, et «Raf» finit par se casser le coude en tombant: direction les urgences. Yann (Pio Marmaï, son meilleur rôle à ce jour) est un camionneur venu de province manifester sur les Champs-Elysées. Mais à trop se frotter à des CRS pour le moins tendus, il va finir par se faire tirer dessus avec un pistolet à grenaille: aller simple pour les urgences. Là-bas, à l’hôpital, c’est le chaos. Le personnel est en sous-effectif, Kim (Aissatou Diallo Sagna, la grande révélation du film), infirmière dévouée d’une patience sans limites, enchaîne sa sixième nuit de garde.

D’une certaine manière, «La Fracture» rappelle «Trois Mondes», un autre de vos films dans lequel on assistait déjà à la réunion de personnages pas destinés à se croiser. Est-ce l’idée de rencontres fortuites qui est à l’origine de ce nouveau film?

Disons que c’est sûrement quelque chose qui m’obsède… A l’école primaire, on est ami avec plein d’enfants d’origines différentes, et plus le temps passe, plus on ne fréquente que des gens de la même catégorie sociale. On a beaucoup plus de mal à se mélanger, et personnellement c’est quelque chose qui me fait souffrir. A force de se retrouver dans le miroir des autres, on aime finalement plus que soi, alors que notre richesse, c’est la différence.

«La Fracture» du titre, en plus d’être celle physique de Rafaela, est cette fracture sociale que la crise des «gilets jaunes» a accélérée et amplifiée. Comment avez-vous vécu l’émergence de ce mouvement populaire et la polarisation des débats?

Je l’ai vécu avec beaucoup d’appréhension, parce qu’il y avait cette violence inouïe qu’on nous montrait en déferlante sur toutes les chaînes de télévision; on n’entendait plus de discours, mais des vociférations. On essayait de provoquer de la peur, alors que quand on y regarde d’un peu plus près, on voit l’injustice fondamentale faite à une catégorie de gens par rapport à des choses très concrètes comme l’augmentation du prix de l’essence; pour certaines personnes qui vivent éloignées de leur lieu de travail, des hôpitaux, des crèches ou des écoles et des supermarchés, cette révolte était destinée à montrer que des travailleurs n’arrivent pas à boucler les fins de mois et vivent dans une certaine précarité. Idem avec les retraites, qui pour beaucoup de nos seniors sont si peu élevées qu’ils ont dû mal à vivre et à s’alimenter correctement. On s’est rendu compte qu’il y avait un vrai sentiment d’injustice au sein d’une population qui se sentait méprisée, pas regardée.

Quelles leçons tirer de cette crise?

Nous avons un devoir d’entendre et d’écouter, d’essayer de se mettre à la place de l’autre. On a des politiques qui soit essaient par cynisme d’utiliser des colères, ou soit n’essaient pas de comprendre et tiennent des discours méprisants, vus d’en haut. Cette fracture ne cesse de s’agrandir depuis que Jacques Chirac en a parlé en 1986; il est temps, plutôt que de l’accélérer ou de l’utiliser, d’essayer de la réduire et de se rendre compte qu’on vit tous ensemble, et que de nos contradictions peut naître le dialogue.

«Il est temps, plutôt que d’accélérer ou d’utiliser la fracture sociale, d’essayer de la réduire» CATHERINE CORSINI, RÉALISATRICE

Il y a dans votre film plusieurs histoires enchevêtrées. Ce sont finalement les personnages qui ont dicté l’écriture, ou au contraire ceux-ci sont-ils des véhicules pour ce que vous vouliez raconter?

Je crois qu’il y a toujours un peu des deux. Il y avait au départ cette intuition que l’hôpital est le reflet de la société, et à partir de là j’ai essayé de tirer des situations, de construire une dramaturgie. On voit combien l’hôpital, qui est l’endroit où on doit réparer les gens, est à bout. On ne lui donne plus les moyens, et à travers cela on met en danger la société. A partir de là, chaque personnage a ses enjeux. Mais il y a une colère commune, tout le monde a besoin de communiquer.

■ de Catherine Corsini (France, 2021), avec Valeria Bruni Tedeschi, Marina Foïs, Pio Marmaï, Aissatou Diallo Sagna, 1h38.

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2021-10-27T07:00:00.0000000Z

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