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«The French Dispatch», un autre Américain à Paris

ANTOINE DUPLAN @duplantoine The French Dispatch,

Wes Anderson raconte la Ville Lumière à travers trois grands reportages publiés par un fameux magazine américain. Peinture, Mai 68, gastronomie, le tout dans une étourdissante farandole de références à Tati, Renoir, Godard et les autres…

Les têtes chenues se souviennent des réclames au fond des bistrots pour des apéritifs d’avant-guerre, Suze, Byrrh, Birlou, Dubonnet, Guignolet, Rinquinquin, Jifran Goudron et autres vermouths qu’on dégustait avant de prendre le volant.

Wes Anderson, francophile de Houston, Texas, n’a pas oublié ces sirops à 18 degrés. Au début de The French Dispatch, il en emplit de petits verres et godets qu’un serveur en tablier porte au dernier étage d’une maison biscornue, apparaissant et disparaissant de fenêtre en palier extérieur, de monte-charge en galerie comme Jacques Tati quand il rentre chez lui dans Mon Oncle.

On croit entendre l’accordéon, car on est dans la France éternelle, celle du Front populaire et de Mai 68, celle de la Renault R4 et de la cassolette de foie gras, telle que l’ont inventée Tati, Renoir (Boudu sauvé des eaux, Les Basfonds), Truffaut (Tirez sur le pianiste), Godard (La Chinoise, Masculin Féminin), Clouzot (Quai des Orfèvres), Becker (Casque d’or)… Cette liste non exhaustive de références est obligeamment fournie par le réalisateur.

Wes Anderson ne se contente pas de recréer (à Angoulême) un Paris de carton-pâte garanti vintage à la façon du piteux Faubourg 36. Il recrée le regard américain sur cette contrée farfelue où l’on mange des grenouilles. The French Dispatch, c’est le titre d’un magazine américain, expressément inspiré du New Yorker, qui durant des décennies a tenté de saisir la réalité du pays de Descartes, Astérix et Bocuse.

L’évocation des Trente Glorieuses se fait en flash-back. Elle commence avec le décès d’Arthur Howitzer Jr. (Bill Murrray, qui d’autre?), fondateur et rédacteur en chef du French Dispatch, un homme tyrannique et passionné dont la devise est «Fais en sorte que ça paraisse sincère». Puis Herbsaint Sazerac (Owen Wilson, comme de bien entendu) opère à bicyclette une coupe transversale dans la Cité Lumière, rebaptisée Ennui-sur-Blasé, avec ses autobus, ses bistroquets, ses kiosques à journaux, ses enfants de choeur…

Un prisonnier cinglé

On entre dans le vif du sujet en relisant trois articles mémorables: Le Chef-d’oeuvre concret, de J.K.L Berensen (Tilda Swinton), Révisions à un manifeste, de Lucinda Krementz (Frances McDormand) et La Salle à manger privée, de Roebuck Wright (Jeffrey Wright). Il y est tour à tour question d’une gardienne de prison (Léa Seydoux) posant nue pour un prisonnier cinglé (Benicio del Toro), des premiers soubresauts de Mai 68 quand les fils des bourgeois s’insurgent contre l’ordre social parce qu’on ne les laisse pas entrer dans le dortoir des filles et d’un as de la PJ (Mathieu Amalric) qui dispose d’un cuistot particulier dont l’excellence des plats stimule ses facultés de déduction…

Au fil d’une filmographie colorée, Wes Anderson a redessiné avec bonheur l’Amérique rurale et urbaine (Rushmore, La Famille Tenenbaum), les grands fonds marins (La Vie aquatique), l’Inde mystérieuse (A bord du Darjeeling Limited), les joies du scoutisme (Moonrise Kingdom), la

Le spectateur sort de cette farandole ravi, mais un peu sonné

Mitteleuropa (The Grand Budapest Hotel)…

Quadruple crème

Il ne démérite pas en s’appropriant Paris, France, une ville qui l’inspire, passionnément, à la folie. Il multiplie les allusions culturelles (le rebelle de 68 marine dans sa baignoire comme Marat) sans négliger les décalages nonsensiques, raille certaines spécificités françaises comme la cuisine (oeuf mimosa canari, pudding à la quadruple crème…), panache la couleur et le noir et blanc, convoque une distribution bigarrée (Hippolyte Girardot, Bob Balaban), assigne de minuscules rôles aux stars (Saoirse Ronan,

Jason Schwartzman), truffe son triptyque d’hexagonismes amusants (Café La Bonne Blague), détourne affiches et slogans de 68 («Les enfants sont grognons»), met Aline de Christophe dans le juke-box, organise une poursuite motorisée en dessin animé, propose de superbes pastiches des couvertures du New Yorker et place mille petits détails dans tous les coins. Le spectateur sort de cette farandole ravi, mais un peu sonné, comme s’il avait abusé du guignolet Cointreau.

■ de Wes Anderson (Etats-Unis, Allemagne, 2021), avec Bill Murray, Owen Wilson, Benicio del Toro, Léa Seydoux, Timothée Chalamet, Mathieu Amalric, 1h48.

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2021-10-27T07:00:00.0000000Z

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