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Comment rendre la rhétorique abordable? Les réponses de Clément Viktorovitch

PROPOS RECUEILLIS PAR CÉLIA HÉRON @celiaheron

«Des débats sur le vaccin au rap, la rhétorique est partout»

Clément Viktorovitch a réussi l’exploit de vulgariser la rhétorique, ou l’art de convaincre, au point de la rendre «cool» sur le web. Le professeur à Sciences Po Paris et chroniqueur TV à ses heures perdues sort «Le Pouvoir rhétorique» ce mois-ci au Seuil

tExiste-t-il plus puissant art que celui de convaincre? Des prises de tête au sujet du menu du soir aux débats institutionnels sur la communication vaccinale visant les jeunes, en passant par les plateaux télé sur lesquels s'écharpent les polémistes, la rhétorique est partout. Après deux ans de pandémie qui n'auront pas manqué de pousser les uns et les autres dans leurs retranchements respectifs, l'analyse et le décryptage de Clément Viktorovitch sont particulièrement bienvenus.

Clément Viktorovitch, professeur à Sciences Po Paris et chroniqueur sur Canal+ et France Info, sort ce mois-ci

Le Pouvoir rhétorique aux Editions du Seuil. Avec calme, nuance et simplicité, il explique au Temps l'importance de cette discipline pour parvenir à faire société.

Vos chroniques et capsules sur le web font un carton. Comment avez-vous rendu «cool» la rhétorique alors que le sujet peut sembler intimidant?

Il est vrai que le mot «rhétorique» évoque un savoir ancien et complexe, qui peut paraître à la fois dangereux et poussiéreux. J'ai simplement essayé de montrer à quel point cette discipline pouvait être utile pour décrypter les discours dont nous sommes l'objet comme pour argumenter notre pensée. J'ai également utilisé la pop culture: en montrant que le savoir rhétorique pouvait être illustré par des séquences issues de Star Wars comme de Dragon Ball, j'ai voulu faire prendre conscience qu'elle faisait déjà partie de nos vies, quotidiennement. C'est aussi pour cela que, dans mon livre, les exemples sont puisés à toutes les sources, aussi bien dans le théâtre classique que le rap français.

En parler sur le web et dans des émissions au public assez jeune était-il une façon de rebattre les cartes? De favoriser la démocratie?

La rhétorique est une compétence qu'il est urgent de mieux partager. La sociologie a montré, depuis longtemps déjà, combien la maîtrise du langage et de l'argumentation était inégalement répartie. De fait, les enfants d'avocats, de professeurs ou de journalistes reçoivent la rhétorique en héritage. Elle reste, aujourd'hui, surtout l'apanage des mieux nés et des mieux éduqués. Peu savent la manier, et beaucoup la voient s'exercer sur eux. C'est pourquoi il est crucial, pour les citoyennes et les citoyens, d'apprendre à déjouer les manigances des discours trompeurs, qu'ils viennent de la publicité, du management ou de la politique. Nous devons, toutes et tous, pouvoir débattre à armes égales. En termes politiques, une telle société, où chacun dispose d'une chance égale d'influencer le débat public, possède un nom: cela s'appelle une authentique démocratie. C'est pourquoi je défends, personnellement, l'idée que la rhétorique devrait être enseignée dès l'école, afin qu'elle devienne un savoir citoyen partagé par toutes et tous.

Pourquoi estimez-vous que le sujet est particulièrement important en ce moment?

La montée en puissance des réseaux sociaux a changé la donne. En mars 2018, une étude, publiée dans la prestigieuse revue Science, a montré que les informations fausses tendent à circuler 6 fois plus vite que les informations vraies. Il s'avère que ces contenus frauduleux sont aussi ceux qui actionnent le plus fortement nos émotions, notamment la surprise et l'indignation. Or, comme je le montre dans mon livre, plus nous sommes émus, et moins nous parvenons à mobiliser nos facultés critiques. D'où l'urgence d'apprendre à décrypter les discours trop émouvants, afin de les mettre à distance. Sans quoi, nous pouvons avoir le sentiment d'être librement séduit par un article qui, en réalité, manipule surtout nos affects.

Quels mots ou figures de style incarnent selon vous l’époque?

Nous vivons, aujourd'hui, dans l'empire des «concepts mobilisateurs», qui essaiment partout. C'est ainsi que j'appelle ces petits mots, connotés positivement, qui parlent à tout le monde, tout en signifiant quelque chose de différent pour chacun. «Justice, liberté, partage, autonomie»: pour les politiques, ces mots constituent un chèque en blanc. Ils peuvent jongler avec eux durant tout un discours: au final, ils n'auront strictement rien dit, tout en ne s'étant aliéné personne. Les électeurs et les électrices y verront ce qui les arrange…

Ceux qui font les titres de l’actualité sont plutôt leurs pendants «négatifs»…

Absolument! On parle alors de «mots épouvantails», qui ne possèdent aucune véritable définition, mais sont utilisés pour disqualifier et dévaloriser l'ensemble de ses adversaires. On en a vu de nombreux avatars récemment, comme «wokisme» [un néologisme censé regrouper différentes luttes contre les inégalités et repris notamment pas les mouvements conservateurs pour disqualifier leurs adversaires, ndlr], «islamo-gauchisme». On pourrait également ajouter «fascisme» à la liste: bien que, lui, possède une densité historique et idéologique, il est fréquemment employé avec légèreté dans le débat politique, comme un simple terme disqualifiant. Ces procédés, concepts mobilisateurs comme mots épouvantails, constituent un véritable danger pour notre débat public. Celui-ci tend de plus en plus à se structurer autour de mots qui ne correspondent ni à des idées ni à des arguments. Pour la démocratie, il y a là quelque chose de gravement délétère.

Les autorités se demandent actuellement comment convaincre leur population de se faire vacciner. Vous avez un avis sur la question?

Ce débat est, en effet, profondément rhétorique. Pour les pouvoirs publics, la première règle est de ne jamais considérer que la conviction leur est due. La difficulté que rencontrent actuellement les gouvernements de nombreux pays, face au plateau vaccinal, est qu'ils sont tellement convaincus d'être dans le vrai qu'ils en viennent parfois à s'épargner l'effort d'argumenter. Comme s'il était devenu infamant de participer au débat, et que les auditeurs devaient désormais se plier à leurs injonctions. Mais en face, le discours antivax reste structuré autour d'arguments très forts, biaisés sur le fond peut-être, mais convaincants sur la forme. Mon conseil de rhétoricien tient en trois mots: détermination, patience et respect d'autrui. Il faut continuer d'expliquer, de démontrer, sans jamais considérer que ceux qui ne pensent pas comme nous sont des idiots. Faire preuve d'humilité, présenter sans relâche les informations et les arguments, planter la graine, puis attendre, en espérant qu'elle germe.

Justement, comment construire un dialogue entre deux personnes aux avis diamétralement opposés?

La première chose consiste probablement à sortir de l'idée qu'il nous faut à tout prix convaincre. Si les valeurs qui nous séparent de notre interlocuteur sont diamétralement opposées, le fossé entre nous sera infranchissable. Mais cela ne veut pas dire que la discussion est vaine. Il est toujours intéressant de chercher à circonscrire le désaccord. Sur quels points est-on capable de se rejoindre? Peut-on tracer les contours de ce fossé, afin qu'il ne déborde pas sur tout le reste de notre relation? Ensuite, à défaut de se convaincre, peut-on essayer de se comprendre? La question est cruciale: c'est celle qui sépare un ennemi d'un adversaire. Evidemment, il faut que l'autre soit disposé à jouer le jeu honnêtement. Dans le cas contraire, il ne sert plus à rien de discuter: seul nous attendrait le conflit. Sauf à vouloir, bien sûr, vaincre notre interlocuteur, afin de convaincre les auditeurs qui nous écoutent. Nous venons alors de basculer dans ce que j'appelle la «dynamique compétitive»: ce n'est plus une discussion, mais bien un débat.

Ces dernières années, chroniqueurs et polémistes aux avis ultra-tranchés semblent avoir en partie éclipsé les journalistes sur les chaînes d’information. Comment l’analysez-vous?

C'est selon moi une spécificité du moment présent: le débat politique, dans plusieurs pays, est en train de se polariser. En France, où se joue aujourd'hui une campagne présidentielle, trois grands pôles s'affrontent: un centre libéral, incarné par l'actuel gouvernement, une droite que je nommerais «souverainiste nationaliste», certains diraient patriote, et une gauche «écologiste redistributive», voire anticapitaliste. Derrière ces trois pôles, on trouve des idéologies diamétralement opposées, qui ne parviennent même plus à s'entendre sur les problèmes qui se posent. Pour les uns, l'enjeu principal, c'est la dette et la croissance; pour les autres, la menace de l'immigration sur l'identité; pour les troisièmes, l'urgence climatique et l'accroissement des inégalités. Ce contexte explique, sur le fond, la polarisation sur les plateaux médiatiques: tout le monde sent bien que, d'une manière ou d'une autre, nos sociétés sont à un carrefour. Sur la forme, par ailleurs, les clashs sont également le produit des évolutions du système médiatique.

Avant l'avènement des réseaux sociaux, les débats s'arrêtaient une fois l'émission terminée. Désormais, ils se prolongent sur les réseaux sociaux, dont on a vu qu'ils donnaient une prime aux contenus suscitant des émotions fortes. Les débatteurs savent que, s'ils réussissent un coup d'éclat en plateau, ils pourront ensuite le diffuser sur les réseaux, ce qui leur rapportera des followers, fera augmenter leurs statistiques, aidera à vendre leur livre… Il peut donc aussi y avoir, aujourd'hui, un intérêt stratégique à forcer le trait.

Comment cela?

«A défaut de se convaincre, peut-on essayer de se comprendre? La question est cruciale: c’est celle qui sépare un ennemi d’un adversaire»

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