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Entre Frances Haugen et Facebook, révélations et règlements de comptes

CAMILLE PAGELLA @CamillePagella FRANCES HAUGEN

Alors que la lanceuse d’alerte entame une tournée européenne, l’organisation derrière le scoop des «Facebook Files» se dévoile. Récit d’une révélation orchestrée par une lanceuse d’alerte passée maître du jeu

Lundi 25 octobre, 7h du matin à Washington, 13h en Suisse. Plusieurs dizaines de médias dévoilent au monde l’ampleur des «Facebook Files». Ces centaines de documents remis aux instances de régulation américaines par Frances Haugen, une ex-employée devenue lanceuse d’alerte.

Derrière ces révélations? Un consortium de médias, un canal de la messagerie instantanée Slack, un plan d’attaque méticuleux mis au point par une entreprise de communication chapeautée par un ancien conseiller d’Obama et un embargo raté. Car, lundi 25 octobre à 13 heures, heure des révélations, la bombe avait déjà explosé, à moitié.

Tout commence un jour de décembre 2020, raconte le New York Times lundi. Sur les chemins de randonnée des crêtes californiennes, Frances Haugen rencontre Jeff Horwitz, un journaliste du Wall Street Journal. Elle dit avoir aimé son air pensif, le fait qu’il se soit déjà attaqué à Facebook et a choisi de lui faire confiance. Résultat? Elle devient une source de choix pour ce journal qui publie, dès le 13 septembre, une enquête sur Facebook en 11 épisodes et, cerise sur le gâteau, un podcast. Les «Facebook Files» font la une.

«C’est un peu gênant»

Pourtant, quelques semaines plus tard, Jeff Horwitz est surpris d’être convié à un appel Zoom avec la lanceuse d’alerte et… 17 autres médias américains. Frances Haugen, encadrée désormais par une entreprise de communication fondée par Bill Burton, un ancien conseiller de la Maison-Blanche, veut partager ses documents avec la presse. Ses traits sont désormais connus; trois jours plus tôt, elle s’était entretenue avec la chaîne CBS, pour la première fois, à visage découvert.

Le Wall Street Journal prend la mouche et quitte l’appel avant la fin, révèle le quotidien new-yorkais. «C’est un peu gênant», aurait déclaré le rédacteur en chef du journal économique avant de cliquer sur le bouton rouge. Le but pour les autres médias est clair et clairement exprimé par Frances Haugen: se coordonner, explorer des éléments négligés par le Wall Street Journal et définir un embargo international.

C’est donc sur un canal de la messagerie Slack, répondant au doux nom de «apparemment, nous sommes un consortium maintenant», choisi par la rédactrice en chef de The Atlantic, que les médias s’organisent. «Une des choses les plus étranges auxquelles j’ai participé», dira un journaliste de The Verge. Plusieurs Européens entrent dans la boucle, d’autres, comme The Information ou The Guardian, seront écartés, révèle le New York Times. Tout semble donc rouler comme prévu, jusqu’au vendredi 22 octobre, «le vendredi noir».

Un embargo brisé

A quelques heures du week-end, un journaliste du New York Times lâche une bombe dans le canal: le journal publiera un premier article avant l’embargo sur le rôle de Facebook dans l’assaut du Capitole. L’enquête se base sur des documents que le journal aurait obtenus avant la création du consortium, assure le journaliste à ses concurrents. Panique à bord. NBC News, puis le Washington Post suivent et brisent l’embargo. Passé le petit couac de fin, l’opération des révélations de ces «Facebook Files» a été minutieusement organisée par Frances Haugen. L’ancienne ingénieure cheffe de produit chez Facebook appartient à une nouvelle génération de lanceurs d’alerte. Loin de Julian Assange et son organisation accessible au public WikiLeaks, Frances Haugen a contrôlé le dévoilement de ces révélations.

«Les fuites sur Facebook ont donné aux sources un nouveau type de pouvoir sur les médias», écrit le New York Times. Entre un contrôle total où la source dicte l’histoire et celle qui fait le choix de l’accès public à l’image de Julian Assange, Frances Haugen semble avoir choisi la voie du milieu.

La lanceuse d’alerte ne s’arrête pas là. Elle souhaite désormais partager ces documents avec des universitaires et des publications du monde entier, dont le Moyen-Orient et l’Inde. Car si Frances Haugen est devenue lanceuse d’alerte, «c’est parce qu’elle pense que les pays du Sud sont en danger», écrit le New York Times. Les pays en développement, ceux qu’elle a trouvés «négligés» par le Wall Street Journal, sont-ils sa vraie motivation? Elle n’aurait en tout cas pas besoin d’argent. «Je vais bien, j’ai acheté de la cryptomonnaie au bon moment», explique-t-elle au quotidien américain. Elle vit d’ailleurs à Porto Rico, où des détenteurs de cryptomonnaies ont investi dans un vieux quartier fortifié pour s’y installer. L’île n’impose pas les gains en capital.

Une tournée européenne

A côté, elle accepte des fonds d’organisations à but non lucratif pour payer ses voyages. Certaines, le révélait Politico, seraient soutenues par Pierre Omidyar, le cofondateur d’eBay. Ces mêmes organisations prendraient également en charge les frais de Bill Burton – qui, cependant, travaillerait bénévolement pour Frances Haugen.

Du côté de Facebook, on dénonce une campagne ciblée et organisée. «En ce moment, plus de 30 journalistes terminent une série coordonnée d’articles basés sur des milliers de pages de documents divulgués, écrit l’entreprise via son compte Twitter. On nous raconte que pour qu’ils puissent obtenir les documents, les médias doivent accepter les conditions et le calendrier établis par l’équipe de relations publiques.»

Lundi soir, Mark Zuckerberg remet une couche sur son profil Facebook. «Les grandes entreprises doivent faire l’objet d’un examen minutieux […]. La critique nous aide à nous améliorer. Mais à mon avis, nous assistons ici à un effort coordonné qui utilise sélectivement des documents pour donner une mauvaise image de notre société.»

Devant des parlementaires britanniques, lundi, Frances Haugen a appelé à un renforcement de la législation et à demander des comptes à Facebook. Après le Royaume-Uni, première étape de sa tournée européenne, elle participera à l’ouverture du Web Summit de Lisbonne le 1er novembre avant d’être entendue par le Parlement européen le 8 novembre. Puis, le 10 novembre, elle se retrouvera devant la Commission des lois de l’Assemblée nationale française, qui se penchera justement sur une proposition de loi consacrée à la protection des lanceurs d’alerte.

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2021-10-27T07:00:00.0000000Z

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