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Lanceurs d’alerte: justice et polémiques

Dès mercredi, un tribunal britannique examinera en appel la demande américaine visant à extrader le fondateur de WikiLeaks. Les proches de celui-ci dénoncent une tentative d’assassinat ourdie par la CIA

LAURE VAN RUYMBEKE, LONDRES @Laure_vr

Londres, lundi 24 octobre. «J’ai vu Julian samedi à la prison de Belmarsh, déclare d’une voix faible Stella Moris, l’avocate et compagne du lanceur d’alerte, lors d’une conférence de presse. Il portait un t-shirt, j’ai pu voir à quel point il était maigre.» Julian Assange, 50 ans, héros de la liberté d’expression pour les uns, véritable danger pour les autres, est incarcéré dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, dans la banlieue est de Londres, depuis avril 2019.

Cela fait deux ans et demi que les Etats-Unis réclament aux autorités britanniques son extradition. Il y risque 175 ans de prison pour avoir publié en 2010 des centaines de milliers de documents classifiés, notamment sur les activités de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. En janvier dernier, la juge britannique de première instance a déclaré fondée la demande d’extradition de Julian Assange, mais n’y a pas donné suite en raison des risques de suicide. «Non pas à cause des conditions auxquelles il serait probablement confronté, explique Stella Moris, mais à cause de tout ce qui s’est passé jusqu’à présent.» Les Etats-Unis ont immédiatement fait appel. Leur demande sera examinée dès mercredi.

Avant de connaître la prison, Julian Assange a vécu sept ans reclus derrière les murs de l’ambassade d’Equateur à Londres. Bénéficiant de l’asile politique, il s’y était réfugié en 2012 pour échapper à des poursuites pour viol intentées par la Suède, mais abandonnées depuis. Un changement politique en Equateur a cependant modifié la donne. Les images d’Assange, avec sa barbe argentée, traîné de force à l’extérieur de l’ambassade par les autorités britanniques, ont fait le tour du monde.

«Game changer»

Sept ans d’isolement à l’ambassade sans exposition au soleil, puis deux ans et demi à Belmarsh – «le Guantanamo britannique», comme Stella Moris qualifie la prison – font craindre que sa santé mentale soit très atteinte. Lors de la pandémie, l’avocate s’était inquiétée du risque de propagation du coronavirus dans l’établissement pénitentiaire. Elle a révélé à la presse que le détenu est le père de ses deux enfants avant de plaider pour sa liberté. En janvier dernier, alors que les soutiens d’Assange étaient pleins d’espoir, la justice britannique a refusé sa remise en liberté sous caution de peur qu’il prenne la fuite.

Mais au-delà de la santé mentale du fondateur de WikiLeaks, son équipe tentera lors de l’audience de tirer parti d’une nouvelle faille: une enquête de Yahoo News, publiée le mois dernier, affirme que la CIA aurait envisagé l’assassinat et le kidnapping d’Assange. Un «game changer» pour Stella Moris. «Cela change la donne, dit-elle, parce que cette enquête montre la vraie nature, les vraies origines et la vraie criminalité des actions des Etats-Unis contre Julian et cela entache complètement la légalité de cet appel d’extradition.»

«Cette enquête montre la vraie nature, les vraies origines et la vraie criminalité des actions des Etats-Unis contre Julian» STELLA MORIS, AVOCATE ET COMPAGNE DE JULIAN ASSANGE

L’enquête se fonde sur une trentaine de témoignages «d’anciens officiels américains.» Comment en est-on arrivé là? En mars 2017, WikiLeaks publie une série de documents classifiés de la CIA, appelée Vault 7, révélant les méthodes de cyberespionnage de l’agence. WikiLeaks est alors perçu comme un «service de renseignement non étatique hostile», «encouragé par la Russie», selon Mike Pompeo, alors directeur de la CIA. Par la suite, des nouvelles quotidiennes d’Assange, prises à son insu à l’intérieur de l’ambassade d’Equateur, sont transmises au président Trump. Ce dernier aurait alors demandé d’étudier toutes les options pour stopper l’ennemi.

«Lorsque vous dévoilez les secrets d’un empire, cela vous retombe dessus, explique le rédacteur en chef de WikiLeaks, Kristinn Hrafnsson. Dans sa substance, ce plan ne diffère pas de celui concocté par les Saoudiens contre Jamal Khashoggi à peu près au même moment. La seule différence est que l’opération visant à l’éliminer a été réalisée. Et les victimes sont les mêmes: des journalistes.»

L’arrêt devrait être rendu d’ici quatre à six semaines. «Pour moi, il est impensable que la High Court prenne une décision autre que de confirmer celle du tribunal de première instance de ne pas extrader Julian Assange», poursuit Kristinn Hrafnsson. Si la justice adopte une décision contraire, il pourrait être extradé aux Etats-Unis d’ici l’été. «Mais cela pourrait aussi prendre des années», explique Stella Moris. Avant d’ajouter: «Les deux perspectives sont terrifiantes.» ■

Temps Fort

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2021-10-27T07:00:00.0000000Z

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