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Etres en pleine lumière

VIRGINIE NUSSBAUM @Virginie_Nb Circa Diem, circadiem.ch

L’EPFL, en collaboration avec la HEAD, présente à la Biennale d’architecture et d’urbanisme de Séoul cet automne une installation monumentale qui explore, à travers une technologie de pointe, l’effet de la lumière sur nos vies urbaines

Ces dernières semaines, le campus de l'EPFL (Ecole polytechnique fédérale de Lausanne) a vu naître un étrange géant. Derrière les façades vitrées d'un bâtiment route de la Sorge, entre les maquettes et les tableaux noircis de schémas indéchiffrables, il se dresse là: un cylindre de 6 m de haut et 4 m de diamètre, en plaques de polycarbonate bardées de LED, qui donnent l'illusion, lorsqu'on en fait le tour, de couloirs infinis. A mi-chemin entre la tour de guet futuriste, le palais des glaces et l'ovni. Celui-ci pourtant ne décolle pas – le voyage qu'il propose a autant à voir avec l'espace que le temps et, surtout, la lumière.

Circa Diem, «environ un jour». Le thème de l'installation se décrypte dans son nom latin: la chronobiologie, ou l'étude des rythmes biologiques des organismes vivants, appelés rythmes circadiens. C'est ce qui passionne Marilyne Andersen, directrice du Laboratoire Performance Intégrée au Design (LIPID) de l'EPFL et physicienne spécialisée dans l'étude de la lumière. Avec cette question centrale: quels sont les effets psychophysiologiques (battement du coeur, température, sommeil) de l'exposition lumineuse sur l'être humain, et comment est-elle influencée par nos lieux et modes de vie?

Le jour et la nuit

«Il y a une vingtaine d'années seulement, les neuroscientifiques ont découvert un photorécepteur dans l'oeil, sensible à la lumière et pourtant sans contribution à la vision: son rôle est de gérer notre horloge biologique, donc avant tout nous dire quand c'est le jour et quand c'est la nuit, explique Marilyne Andersen. Notre exposition à la lumière a donc un impact important sur notre santé, sur la qualité de notre sommeil ou de notre système immunitaire et sur notre vigilance. Par exemple, être exposé le soir à de la lumière bleue, typiquement diffusée par nos écrans et à laquelle ce photorécepteur est particulièrement sensible, aura tendance à retarder le moment où nous serons physiologiquement prêts à aller dormir.»

Quel lien avec un tube XXL? La Biennale d'architecture et d'urbanisme de Séoul SBAU 2021. C'est son curateur, l'architecte français Dominique Perrault, qui invite Marilyne Andersen à proposer une oeuvre scientifico-artistique pour l'évènement, qui se tient cette année du 16 septembre au 31 octobre. L'un des thèmes de cette troisième édition, le dialogue entre les couches inférieures et supérieures de la ville, inspire la physicienne à concevoir, en collaboration avec son collègue Mark Pauly, directeur du Laboratoire d'informatique géométrique (GCM) de l'EPFL, et en partenariat avec la HEAD (Haute école d'art et de design de Genève) à travers le directeur de la filière architecture d'intérieur, Javier Fernandez Contreras, une réinterprétation de l'expérience d'une journée en ville. Vingt-quatre heures sur la Terre… en sept minutes.

Ou plutôt, sur le bitume d'une métropole comme Séoul, là où nous immerge l'installation. En entrant dans le cylindre, dessiné main dans la main par des étudiants et enseignants du département d'architecture d'intérieur de la HEAD, on se retrouve comme oppressé dans une perspective de «canyon urbain» suggérant une rue bordée de hauts immeubles d'où on ne peut apercevoir qu'un morceau de ciel. Celui de Circa Diem, justement, est mordu par des volumes mimant des gratteciels. «Quand la lumière suprême, à savoir celle du soleil, atteint la ville et l'environnement bâti, elle nous arrive filtrée, contrôlée par l'architecture, détaille Marilyne Andersen. De simple et pleine, elle devient maîtrisée et rare.»

Pour évoquer ce contrôle à l'extrême, ces distorsions du cheminement de la lumière par l'action humaine, Marilyne Andersen a fait appel à Mark Pauly, professeur au Laboratoire d'informatique géométrique de l'EPFL qui a développé le contrôle des caustiques. Les caustiques? Ces ondulations lumineuses qui se forment au fond des piscines lorsque le soleil traverse l'eau, résume Marilyne Andersen. «Il a mis au point une méthode de calcul permettant de déterminer quelle forme de vagues est nécessaire pour générer tel motif. Au point d'obtenir une image complètement maîtrisée, comme une photo!»

Ce sont justement sept photos qui se dessinent les unes après les autres sur les parois intérieures du cylindre, rythmant ainsi les phases d'une journée. Un carrefour newyorkais en matinée, des étudiantes bavardant sous le soleil de midi,

Tokyo en soirée… des images matérialisées sans projecteur, donc, mais grâce à l'invention de Pauly et son équipe: sur un rail circulaire, un faisceau lumineux se déplace pour venir éclairer sept lentilles en acrylique transparent, dont une face a été bombée par endroits. Ce sont ces courbes qui, comme la surface de la piscine, dévient la lumière et matérialisent les photos. Une technologie de pointe dont la Suisse est fière: lors de sa venue à Genève, Joe Biden a reçu en cadeau son portrait… en caustiques.

De la distance à l'inclinaison de la lentille, qui pivote lentement en position, l'alignement de la lumière doit être parfait pour composer l'image. «Nous avons poussé ce procédé le plus loin possible, précise Marilyne Andersen. L'idée n'est pas tant que les visiteurs le comprennent dans ses moindres détails mais qu'il les intrigue.»

Et de créer un spectacle visuellement saisissant: avant que les images n'apparaissent tels des médaillons fantomatiques, les lentilles en mouvement créent sur les murs des nuages de lumière abstraits, flottants, poétiques. Tout autour, au fil des sept minutes que dure l'expérience, l'atmosphère change. Tandis que les couleurs miment la course du soleil, une bande sonore nous plonge dans une rue bruyante ou un chant nocturne de grillons.

Quarantaine et plan B

Cette chorégraphie sensorielle et immersive veut avant tout captiver l'oeil, mais aussi le sensibiliser. «Rappeler que nous avons évolué sous un cycle jour-nuit naturel, des rythmes circadiens dont nous nous sommes déconnectés et dont nous avons besoin», résume Marilyne Andersen. Pour l'aspect didactique, un QR code placé sur la structure renverra à un site internet où sont détaillés les principes sur lesquels se base le projet, l'importance de notre hygiène lumineuse ou l'«habitabilité lumineuse» des villes. Subtilité: selon l'heure à laquelle vous ouvrez la page web, vous aurez le droit à une entrée en matière différente.

Une expérience que ne pourront malheureusement pas vivre, dans sa globalité, les Coréens: la quarantaine imposée à Séoul a finalement obligé Marilyne Andersen et son équipe à renoncer au voyage. Le montage de la structure originelle étant trop millimétré pour être délégué, l'EPFL et la HEAD ont préféré envoyer une structure hybride – à la fois physique et virtuelle: de même volume mais plus simple et accompagnée d'une vidéo.

Le cylindre original, lui, reste à l'EPFL. Il sera dévoilé lors d'une présentation publique le 18 novembre, puis au coeur d'une exposition sur la chronobiologie prévue l'an prochain sur le campus. Y seront conviés des artistes internationaux pour explorer, sous différentes formes, la relation de l'homme à la lumière. Et à son environnement, auquel il est inextricablement lié.

«Quand la lumière suprême, celle du soleil, atteint la ville, elle nous arrive filtrée, contrôlée par l’architecture» MARILYNE ANDERSEN, DIRECTRICE DU LABORATOIRE PERFORMANCE INTÉGRÉE AU DESIGN DE L’EPFL

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2021-09-27T07:00:00.0000000Z

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