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Krzysztof Warlikowski: spectralité politique et responsabilité morale

MICHEL PORRET HISTORIEN, PRÉSIDENT DES RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENÈVE (HTTPS://BLOGS.LETEMPS.CH/MICHEL-PORRET/)

«Poète, vos papiers!»: l’injonction alarmée de Léo Ferré en 1956 est-elle devenue désuète? Le poète, un trublion habituel pour les bien-pensants? Pour l’Etat fureteur et la police méfiante? Encore une provocation anarchiste! Pourtant, qui aujourd’hui prend le temps d’écouter vraiment la voix des poètes? Celle des créatrices/créateurs et des dramaturges? Qu’ont-ils à nous dire hors des cénacles littéraires? Loin des scènes du consumérisme culturel. Tintamarre du mal! Comment continuer de les entendre face aux guerres civiles, au chaos climatique, à l’épreuve du terrorisme de masse, à la tragédie cosmopolite des réfugié·e·s que déracine le désespoir. Jadis et aujourd’hui, le mal ombre l’avenir.

Pourtant, «il y a beaucoup à faire!» selon Krzysztof Warlikowski, un des plus éminents metteurs en scène de théâtre et d’opéra européens. Né en 1962 en Pologne, étudiant en philosophie, assistant de Peter Brook et d’Ingmar Bergman, directeur du Nowy Teatr de Varsovie qu’il a fondé en 2008, il reçoit en 2021 à la Biennale de Venise le Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière. Inquiété par le retour du populisme autoritaire et anti-européen en son pays, le dramaturge partage quelque peu la quête justicière d’un Don Quichotte, la conscience morale de Dostoïevski, l’existentialisme de Kafka, la sensitivité de Proust, la fulgurance d’Antonin Artaud et l’humanisme crépusculaire de David Lynch.

Marqué par la guerre, pétri de classicisme, il crée des scénographies rutilantes et troublantes: images oniriques, images cauchemardesques. Il réinvente le langage théâtral d’aujourd’hui dans la culture visuelle du cinéma et de la vidéo. Sur les tréteaux, il entrechoque les corps, les discours, la musique, les décors, la lumière et la perspective.

En renouvelant la mise en scène de Shakespeare ou d’Iphigénie en Tauride de Gluck, maintenant à l’affiche de l’Opéra Garnier, il interprète de façon subversive les tragédies grecques pour déconstruire le discours officiel de l’Histoire. Sans «papotages sur l’espoir», «rêvant le monde depuis le monde qui produit les rêves», pleurant la désillusion et l’amnésie culturelle, il veut réveiller la société qui «triche» et ne «veut plus penser» («On s’en va», dialogue avec K. Warlikowski, Théâtre de Chaillot, avril 2019). Le théâtre est le lieu de la résistance morale.

Invité des Rencontres internationales de Genève, Krzysztof Warlikowski invoquera en français les spectres et les fantômes. Depuis l’Antiquité, les vivants redoutent le retour des trépassés. Les humains disparus brutalement (génocide, guerre, crime, suicide, noyade, incendie) reviennent de l’au-delà pour implorer la paix des morts et la dignité de la sépulture. La spectralité ou la hantise de la faute.

La spectralité politique du dramaturge vise moins les apparitions des pièces de Shakespeare que les fantômes de l’histoire européenne, notamment celle de la Pologne. Totalitarisme, pogroms, guerre, camps, antisémitisme, Shoah: les âmes errantes d’hier doivent aiguillonner la conscience des vivants. Un peu comme les fantômes accusateurs des poilus hébétés qui fissurent l’écran dans le chef-d’oeuvre anti-belliciste J’accuse (1938) d’Abel Gance en implorant la paix des vivants pour celle des morts.

Krzysztof Warlikowski brigue l’histoire européenne, car elle le préoccupe. Elle en nourrit l’imaginaire inquiet. La férocité du passé électrise l’esthétisme contemporain de ses spectacles emplis de corps meurtris. Avec son regard bleu, il en convient: «Je suis un artiste local. De l’Est d’Europe, mais de l’Est, de Pologne. D’un pays au passé étrange et terrible et au triste présent. De l’endroit où il y avait des ghettos, des camps de la mort comme Auschwitz. Ensuite le stalinisme. Nous vivons dans un cimetière et l’histoire et les fantômes ne nous permettent pas d’oublier.»

Théâtre et opéra: l’art total de Krzysztof Warlikowski met en scène le monde où s’enlacent le bien, le mal, la faute et la mort, la rédemption. N’oublions ni les fantômes, ni les nécropoles, ni surtout ce que le dramaturge bien vivant répète souvent: «Etre artiste sur cette planète aide à comprendre ce qu’est une liberté.» Léo Ferré avait raison: «Poète, circulez…!»

Rencontres internationales de Genève, Krzysztof Warlikowski, «Croyez-vous aux fantômes?», lundi 27 septembre, 18h30 – Uni Dufour, Auditoire Jean Piaget, entrée libre, sans inscription (programme complet: http://www.rencontres-int-geneve.ch/ programme-2021/)

Les humains disparus brutalement reviennent de l’au-delà pour implorer la paix des morts et la dignité de la sépulture.

Débats

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2021-09-27T07:00:00.0000000Z

2021-09-27T07:00:00.0000000Z

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