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Comment les journalistes travaillent dans l’Afghanistan des talibans

Le reporter Filippo Rossi, habitué du terrain afghan, a couvert la prise de pouvoir des talibans pour «Le Temps». Il raconte son travail dans un pays en pleine métamorphose

FILIPPO ROSSI, KABOUL @Filippo_Rossi90

J’adore m’habiller avec le peran tomban, le vêtement traditionnel. Très élégant et confortable, ce grand pantalon et cette veste longue sont faits d’un tissu léger. Par dessus, je porte un wasqat, un gilet. Dans mes poches, je mets les batteries de rechange de mon appareil photo, mon carnet et mon micro portable, un peu d’argent et mes papiers. J’arrive à passer inaperçu, surtout avec la barbe un peu plus longue. Mais ma taille me trahit souvent. Le paradoxe, c’est que, pour l’instant, être reconnu en tant étranger n’est plus aussi dangereux.

En Afghanistan, si on veut accéder à quelque chose, il faut trouver le bon contact… et attendre. C’est comme ça que ça marche. Et c’est grâce à cela, un bon réseau, que je suis le premier à pouvoir pénétrer au Panchir le jour où la vallée tombe entre les mains des talibans, le 6 septembre. J’ai les bons papiers, émis par de puissants responsables. Je filme, je parle avec les commandants et leurs hommes. Mais sur le chemin du retour, ils me retirent tout le matériel audiovisuel, mon téléphone et celui de mon collègue, ainsi que celui du fixeur. Profitant d’un moment d’inattention, j’arrive à enlever la carte mémoire de l’appareil pour éviter de perdre tout le matériel. Ils veulent tout effacer. Il faut être rapide.

Bouts de papier

En Afghanistan, si on veut accéder à quelque chose, il faut trouver le bon contact… et attendre. C’est comme ça que ça marche

Mon collègue s’engage dans une discussion animée. J’essaie de maintenir le calme entre les protagonistes. Impossible. J’en ris maintenant en pensant à lui et aux mollahs, entourés de talibans, en train de se bagarrer. J’ai passé deux jours à chercher comment récupérer mon matériel. Chose d’autant plus compliquée que les talibans communiquent entre eux en écrivant sur des bouts de papier. «Amène ce message à celui-ci», dit l’un. Et l’autre: «Amène ce message à celui-là.» Et ainsi de suite, comme au Moyen Age. Enfin ils m’ont tout rendu et j’ai constaté qu’ils n’avaient rien effacé. Drôle d’histoire. Mais c’est le genre d’exemple qui permet de comprendre ce qui peut arriver sur le terrain.

Rien que le mot «taliban» fait son effet. Avant, ils étaient les «méchants». Aujourd’hui, on les rencontre partout: chez le coiffeur, au zoo ou au parc d’attractions de Kaboul. Ils visitent, regardent les animaux, rient, mangent une glace avec leur Kalashnikov sur le dos. Ce qui me touche toujours chez les Afghans, c’est leur capacité à rire même dans les moments les plus durs.

En général, les combattants paraissent tranquilles. A un check-point, l’un d’entre eux m’invite à prendre le thé avec lui. C’est cette hospitalité qui rend ce pays unique. Ils sont arrivés des montagnes. De la guerre.

J’essaie aussi de les comprendre. Ils me regardent, curieux, et ils sourient. L’arrivée de ces mêmes hommes a toutefois suscité beaucoup de craintes chez les Afghans de Kaboul, en particulier parmi les femmes – même s’ils n’ont pas officiellement pris de mesures drastiques.

Pays suspendu

Le plus incroyable pour moi, c’est qu’il est désormais possible de marcher dans les rues sans sentir la tension et le danger. Je sors le matin sans grand souci, je me balade dans un Kaboul qui vit sa journée avec moins de soucis sécuritaires, même si l’économie traverse une crise majeure. Je slalome au milieu du trafic, je m’arrête pour boire un jus de grenade au bord de la route. J’observe, je parle un peu avec les gens. Mon dari est très basique, mais j’arrive à communiquer. On peut entrer dans les magasins et les bistrots sans les mesures de sécurité d’auparavant.

Maintenant, les portes de tout le pays sont ouvertes. Même les endroits les plus reculés peuvent être visités. Je regarde la nature, les montagnes, le vert des arbres et des champs, de quoi tomber encore plus amoureux de ce pays suspendu entre deux chapitres de son histoire. C’est une sensation incroyablement bizarre. ■

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2021-09-27T07:00:00.0000000Z

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