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La diplomatie des otages comme mode de communication de Pékin

Le retour en Chine de Meng Wanzhou, l’héritière de Huawei, a été célébré avec des élans de patriotisme. Mais le sort de deux citoyens canadiens, eux aussi libérés, a été passé sous silence par les médias d’Etat

SIMON LEPLÂTRE, SHANGHAI t@SLeplatre

Après trois ans d’invectives diplomatiques et d’arguties judiciaires, l’affaire Meng Wanzhou a connu un épilogue inattendu vendredi. Alors que la procédure d’extradition de l’ancienne directrice financière et fille du fondateur de Huawei vers les Etats-Unis aurait pu prendre encore des années, un procureur américain a annoncé qu’un accord avait été trouvé. Quelques heures après, un juge canadien a libéré la femme d’affaires du bracelet électronique qui la retenait à Vancouver, et elle a pu embarquer dans un avion affrété par la Chine. De son côté, Pékin relâchait deux citoyens canadiens, Michael Kovrig et Michael Spavor, arrêtés la semaine suivant l’arrestation de Meng Wanzhou pour «espionnage». Avec cette libération immédiate, les autorités chinoises ne cachent plus que la détention des Canadiens faisait office de représailles.

L’arrivée de Meng Wanzhou à Shenzhen, métropole située face à Hongkong et où se trouve le siège de Huawei, a été célébrée par des millions de Chinois. A sa descente d’avion, des employés de Huawei brandissaient le drapeau chinois, tandis que d’autres lui remettaient des fleurs. Sur les réseaux sociaux, beaucoup ont partagé des photos et vidéos de l’héritière de Huawei avec des citations patriotiques de son discours prononcé en arrivant sur le tarmac. L’événement a été retransmis en direct par CCTV, la télévision nationale chinoise. «En réfléchissant à ces années, je me rends compte que mon destin a été lié de près au destin de mon pays», a déclaré la fille de Ren Zhengfei, fondateur du géant des télécoms. Avant de lancer: «Là où se trouve le drapeau chinois, il y a une lueur d’espoir. Si l’espoir avait une couleur, ce serait le rouge Chine!»

«Angle mort de la population chinoise»

Les médias et une bonne partie du public chinois se félicitent de la résolution de ce qui était perçu comme un chantage politique: Meng Wanzhou était accusée d’avoir vendu, en 2013, des produits à l’Iran en ayant recours au dollar, malgré des sanctions américaines. Mais l’arrestation avait eu lieu en décembre 2018, en pleine guerre commerciale, alors que les Etats-Unis cherchaient à étouffer Huawei par tous les moyens. Le destin des deux Canadiens Michael Kovrig, un ancien diplomate employé d’une ONG, et Michael Spavor, un businessman qui organisait des échanges avec la Corée du Nord, tous deux accusés d’espionnage, n’a au contraire pas été mentionné par les médias chinois.

«Il y a un angle mort du côté de la population chinoise: il n’y a eu aucune communication sur la libération des deux otages canadiens. Tout est axé sur un retour triomphal dû à la puissance de la Chine et sa persistance», note François Godement, conseiller pour l’Asie à l’Institut Montaigne. Le récit très contrôlé présenté à la population chinoise omet aussi le fait que Meng Wanzhou a reconnu qu’elle avait fait à l’époque «de fausses déclarations» et «dissimulé la vérité» sur les «activités de Huawei en Iran», selon la justice américaine. «Internationalement en revanche, la Chine assume à 100% cette diplomatie des otages, et s’en est à peine cachée depuis trois ans, poursuit le professeur Godement. Mais la Chine a l’avantage de ne pas être seule: un groupe de pays ont pratiqué à peu près en même temps une diplomatie des otages, l’Iran notamment.»

«La Chine confirme qu’elle préfère être crainte qu’aimée: c’est le lot des grandes puissances» JEAN-PIERRE CABESTAN, PROFESSEUR D’ÉTUDES CHINOISES À L’UNIVERSITÉ BAPTISTE DE HONGKONG

Une attitude qui souligne l’approche de plus en plus frontale adoptée par la Chine vis-à-vis des démocraties occidentales. «La Chine confirme qu’elle préfère être crainte qu’aimée: c’est le lot des grandes puissances», souligne Jean-Pierre Cabestan, professeur d’études chinoises à l’Université baptiste de Hongkong, pour qui l’affaire «rappelle les échanges d’otages pendant la guerre froide».

Boulet hérité de l’ère Trump

Pour autant, le sinologue – auteur de Demain la Chine: guerre ou paix? (Ed. Gallimard) – voit une tentative d’apaisement de la relation sino-américaine: «C’est quelque chose qui a été négocié, peut-être en amont d’une éventuelle rencontre entre Biden et Xi, afin d’essayer de stabiliser une relation qui devient de plus en plus confrontationnelle, ou du moins de la canaliser dans des limites acceptables de part et d’autre afin d’éviter des crises militaires.» L’administration Biden se débarrasserait ainsi d’un boulet hérité de l’ère Trump, même si la politique vis-à-vis de la Chine a peu changé. «L’accord stratégique Australie, RoyaumeUni, Etats-Unis (AUKUS) est dans la lignée de ce que fait Washington depuis 2011, avec le pivot vers l’Asie. Mais Biden enfonce le clou, il va encore plus loin que Trump. Les EtatsUnis veulent négocier avec la Chine en position de force, et ça ne plaît pas aux Chinois», analyse Jean-Pierre Cabestan.

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2021-09-27T07:00:00.0000000Z

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