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«Apocalypse Now», le miroir des ténèbres de Joseph Conrad

NICOLAS DUFOUR @NicoDufour

La production d'un des plus grands films de l'histoire a été un enfer pour son réalisateur, Francis Ford Coppola. Quoi qu'il en soit, sur la base d'un scénario de John Milius, il est toujours resté fidèle à l'esprit du roman qui inspirait cette sombre odyssée, du Congo au Vietnam

◗ Dans l’un des innombrables documents accompagnant les éditions DVD d’Apocalyse Now, Francis Ford Coppola brandit un petit bouquin de poche flétri. «Je l’avais toujours sur moi, j’y revenais tout le temps, c’était ma bible.» Ces pages fatiguées sont une édition d’Au coeur des ténèbres, de Joseph Conrad. Durant le tournage mythique aux Philippines, de plus d’un an, qui a failli coûter la vie à Martin Sheen (crise cardiaque) ainsi que sa raison et ses biens à Francis Ford Coppola, le texte de l’écrivain polono-britannique demeurait sa boussole dans la jungle.

Un roman d’une modernité troublante

Paru dans un recueil en 1899, Au coeur des ténèbres commence à bord d’un deux-mâts sur la Tamise, au crépuscule. Posture «bouddhique», Marlow, le narrateur, souffle soudain: «Ici aussi, ç’a été un des coins obscurs de la terre.» Il évoque les soldats romains dépaysés, terrorisés par l’obscurité des berges de la Tamise lorsqu’ils la remontaient, en ces temps reculés. La sauvagerie de cette nature inconnue, la terreur qu’elle devait provoquer. Il passe ensuite à un souvenir: en Afrique, travaillant pour une compagnie qui fait commerce de l’ivoire, il avait dû remonter un fleuve, là aussi, afin de rencontrer Kurtz, chef d’un poste avancé dans la jungle. Devenu fou.

Plus petit roman que nouvelle, l’oeuvre de Joseph Conrad se révèle aussi passionnante qu’intense. «Nous ne faisons sans doute que commencer à prendre la mesure de la modernité d’Au coeur des ténèbres, écrit le traducteur Jean Deurbergue en 1985. Utilisant quelques souvenirs personnels, l’écrivain fustige d’une manière catégorique la colonisation tout en conservant une fascination trouble pour l’esprit de conquête. Sans chercher des anticipations à tout prix, on ne peut qu’être saisi par le testament de Kurtz – «Exterminez toutes ces brutes!» – alors que le roman paraît quelques mois avant le début d’un XXe siècle funeste sous bien des aspects.

Plusieurs réalisateurs ont voulu adapter Heart of Darkness, le plus fameux étant Orson Welles. Le projet a été assez avancé, on voit sur une photo Monsieur Citizen Kane à côté de maquettes de construction que Marlow croiserait dans la remontée du fleuve. Le studio s’affole en raison des coûts.

Lorsque Francis Ford Coppola et George Lucas fondent American Zoetrope en 1969, la société qui doit leur permettre de produire leurs

films de manière plus indépendante, ils mettent Au coeur des ténèbres sur leur liste de projets. George Lucas y travaille avec John Milius, alors scénariste (il réalisera Conan le Barbare). Longtemps, le premier doit réaliser le film, avant de bifurquer vers La Guerre des étoiles.

Le lien avec le Vietnam

C’est John Milius qui opère la jonction avec le Vietnam, guerre sur laquelle il veut écrire depuis un moment. Le fleuve du Congo, estime-t-il, se transpose bien en Mékong. Le défi de s’emparer de Joseph Conrad, sur lequel même le grand Welles s’était cassé les dents, le démange: «Rappeler que plusieurs ont échoué est la chose à dire à un scénariste. Je m’y suis mis tout de suite.»

Apocalypse Now racontera le calvaire, au Vietnam puis au Cambodge, du soldat Willard (Marlow, incarné par Martin Sheen après une toujours mystérieuse éviction de Harvey Keitel), remontant le fleuve pour aller mettre fin, «with

extreme prejudice», au pouvoir du colonel Kurtz (Marlon Brando).

Dès 1975, John Milius amène un grand nombre des éléments qui deviendront cultes. Le titre, d’abord, venu de son agacement face aux hippies – il détourne le «Nirvana Now» de leurs badges. Il conçoit aussi la séquence de Kilgore, le fan de surf des forces aéroportées, y compris l’usage de Wagner. Il fait aussi entrer les Doors dans l’univers d’Apocalypse Now.

Auteur complexe et pétris d’influences littéraires, Milius rejette aussi bien la guerre que les pacifistes. Il explique que son scénario conradien comporte des morceaux d’Homère: «Kilgore, c’est le cyclope qu’il faut vaincre, au moins duper» – la manoeuvre de Willard pour fuir ces cinglés avec la planche de surf. «Les bunnies [les filles de Playboy] représentent les sirènes…»

Il raconte son rapport à une guerre où il était sûr d’aller mourir – mais il n’a pas été mobilisé – et qu’il juge «intéressante»: «C’était une guerre californienne. La

Seconde Guerre mondiale représentait un conflit des gens du Bronx, ou du Midwest. Là, toute la culture venait de Californie. On voyait les soldats avec des signes de paix ou «flower power» écrit sur les casques, ce qui était ridicule. Il y avait un gouffre entre la culture californienne et ce peuple ancestral du Vietnam, qui a toujours résisté, de Gengis Khan aux Français.»

L’apport, néanmoins, de Marlon Brando

Passons l’enfer que fut le tournage du film, maintes fois raconté. Arrêtons-nous juste sur le choc Brando-Coppola, parce qu’il remettra l’oeuvre originelle sur la table. L’acteur vedette doute finalement du personnage de Kurtz, il menace de garder l’avance de 1 million de dollars (sur 3) et de ne pas venir. Lorsqu’il arrive finalement, son embonpoint stupéfie Coppola, lequel ne sait plus comment le filmer.

Pis, l’acteur n’a pas lu Au coeur des ténèbres, comme demandé. Alors que les crispations ne cessent de croître, la découverte, enfin, du roman le ramène sur le chemin de Conrad sur un point: il accepte de se raser le crâne, comme le Kurtz littéraire. Ensuite, les improvisations sur le thème, avec un cadrage qui isole justement sa tête dans la pénombre, vont contribuer au miracle. Même là, il y a du Conrad: le premier dialogue des deux personnages, sur les méthodes «malsaines» de Kurtz («Je ne vois aucune méthode, Monsieur», répond Willard) vient du roman. De même, surtout, que l’ultime mot répété de Kurtz: «l’horreur».

Revenons à John Milius, quand il affirme: «La guerre prenait un tour psychédélique. La culture américaine se faufilait à travers l’Asie du Sud-Est. On avait dépassé les bornes et personne ne s’en rendait compte.» Peu modeste, Francis Ford Coppola glisse lors d’un témoignage: «Je n’avais pas réalisé que ma présence aux Philippines en tant que réalisateur équivalait un peu à celle des Américains au Vietnam.»

Outre l’atroce absurdité de la guerre, c’est pourtant bien cela que raconte aussi Apocalypse Now, y compris l’histoire du film elle-même. L’impérialisme américain, pour le dire simplement. Des conflits de territoires, de principes ou d’intérêts, nappés d’une culture cool.

Entre autres adaptations ou variations, en 1993, Nicolas Roeg a repris Au coeur des ténèbres avec Tim Roth et John Malkovich, voulant revenir au contexte original. Démarche sans intérêt. C’est bien

Apocalypse Now, sorti juste 80 ans après le roman – huit décennies marquées notamment par deux guerres mondiales et la Shoah – qui s’approche le plus de «l’horreur» de Joseph Conrad.

Il existe plusieurs éditions et traductions d’«Au coeur des ténèbres». Nous avons utilisé celle de Jean Deurbergue, dans le volume de La Pléiade (1216 pages). Elle est aussi disponible en poche, coll. L’Imaginaire, Gallimard (168 pages).

«J’ai vu le mystère inimaginable d’une âme qui ne connaissait ni retenue, ni foi, ni crainte, tout en luttant aveuglément avec elle-même» «AU COEUR DES TÉNÈBRES» DE JOSEPH CONRAD, 1899

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2021-07-31T07:00:00.0000000Z

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