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La douloureuse odyssée père-fils de Pierric Bailly

SALOMÉ KINER

L’écrivain jurassien met une paternité douloureuse au coeur de ce mélodrame jurassien

◗ Il y a les littératures qui nous déplacent et nous font voyager en nous ouvrant à d’autres univers que les nôtres. Et d’autres, plus rares, qui nous font plonger en nous-mêmes et nous rapprochent d’une expérience universelle. Dans Le Roman de Jim, paru aux éditions P.O.L en mars dernier, Pierric Bailly réussit cet exploit avec la subtilité de celui qui connaît et déploie calmement son sujet, son territoire et son propos: la paternité, le Jura, théâtre de la quasi-totalité de ses livres, et l’humanité bouleversante des personnages qu’il sculpte sous nos yeux.

Quand Aymeric rencontre Florence, il a 26 ans, sort d’une courte peine de prison et d’un célibat prolongé. Il a un vide à combler, alors qu’elle est en train de se remplir: à 40 ans, elle vit seule sa première grossesse. A la fin du roman, vingt-cinq ans ont passé depuis le début de leur couple, qui se forme presque par défaut, tel un malentendu basé sur des contraires qui s’attirent.

MISSION PROTECTRICE

Là où Florence a du vécu – un ex inoubliable mais toxique, un passé «roots» et «rock’n’roll» à sillonner les routes dans un van aménagé, des excès en tous genres – Aymeric est encore un jeune homme mal assuré, abonné aux plans et aux relations foireuses. Il a voulu faire des études; il les a abandonnées. Il pratique la photo en amateur et gagne sa vie en dilettante, fuyant les engagements professionnels. Il prend la vie pour ce qu’elle est, et surtout pour ce qu’elle n’est pas – une suite de trophées à décrocher en cochant toutes les cases de la réussite: «Depuis des années, je traversais la vie sans prendre aucun recul, comme un enfant, je profitais à fond de chaque moment, comme un voyage qui nous en met plein la vue et durant lequel on n’anticipe jamais le retour.»

Et c’est exactement comme ça qu’il accueille la naissance du bébé, Jim. Spectateur perplexe les premiers jours, il se transforme bientôt en observateur attendri. Au terme de la première année de cohabitation, il est «définitivement fou de ce môme. Je me sentais comme investi d’une mission protectrice à son endroit. Il me touchait tellement que l’idée qu’il lui arrive le moindre malheur m’était insupportable.»

Pierric Bailly consacre la première moitié du livre à fortifier les bases de leur relation. D’abord dans la petite commune de SaintClaude, puis aux Trois Cheminées, un hameau perché à plus de mille mètres d’altitude. Le trio vit avec Monique, la mère de Florence, physiquement abîmée par une vie agricole. Pour Aymeric et Jim, le plateau du Haut-Jura est un terrain de jeu. Ensemble, ils apprennent le nom des bêtes, arpentent les combes, «s’amusent à faire un potager», font des tours en tracteurs, se perdent dans les forêts d’épicéas. Un roman-photo de famille où Jim n’est pas le seul à grandir. Dans ce décor un peu bourru mais préservé, Aymeric s’enhardit et s’éprend de cette configuration à son image, pas tout à fait standard mais finalement assez banale: l’histoire d’un enfant qui grandit avec un père non biologique.

Aussi, quand la vulnérabilité de leur lien lui explose au visage, le lecteur est aussi secoué que lui. La paix s’enraye, Aymeric se réfugie à Lyon, où on l’appelle un «prolo», «le genre de mot qui ne peut être utilisé que par celui qui n’en est pas». Il dérive, et Le Roman de Jim devient alors un mélodrame, un genre dont Pierric Bailly s’applique à reproduire les codes.

NONCHALANCE DE FAÇADE

Au téléphone, il évoque ses goûts pour les films «populaires et grand public», cite Billy Elliot ou Cinema Paradiso comme références: «Je voulais écrire un livre qui n’a pas peur de l’émotion sans être niais ou simpliste, me tenir au plus près des sentiments du personnage.»

L’adhésion est totale, parce que Pierric Bailly fait parler ce narrateur hypersensible avec une justesse poignante sous sa nonchalance de façade. Cette oralité reconstituée est fluide, vraisemblable, travaillée mais sans coquetterie. Elle coule comme l’eau d’une rivière, avec ses turbulences, ses courants souterrains et ses nappes translucides tout au long de ce monologue éperdu qui passe par la colère, le désespoir et l’abnégation: «Certains lecteurs auraient voulu qu’Aymeric soit plus combatif. Mais je crois qu’il réagit comme on le ferait à sa place, à condition de se mettre vraiment dans ses bottes, ce qui implique de comprendre la situation sociale, son caractère, l’endroit où il vit et le monde où il a grandi.»

Comme Aymeric, Pierric Bailly habite entre Lyon et le Jura, entre la ville et cette nature semi-sauvage qu’il a réappris à aimer après avoir cherché à s’en extraire. Il a deux filles, et la paternité occupe ses romans depuis L’Homme des

bois, sur la mort douloureuse de son père, et Les Enfants des autres, son avant-dernier livre. Pour écrire, il s’appuie sur ces expériences et son environnement, sur les gens qui l’entourent, qu’il transforme sans les déformer. Ses personnages sont éprouvés mais jamais misérables. Ils mènent des existences besogneuses, ont des ambitions raisonnables. Ils luttent, ce qui fait d’eux des sujets de fiction choisis, mais d’une complexité trop souvent aplatie par des projections politiques: «Ce sont des trajectoires qu’on aime bien mettre en drame. En écrivant de l’intérieur, j’essaie de présenter une vision débarrassée des fantasmes et des clichés. Etre caissière ou travailler à l’usine entre 30 et 40 ans, aujourd’hui, ce n’est pas forcément une situation d’échec.»

NI SURHOMMES NI MINABLES

En disant ça, Pierric Bailly, qui n’est que pudeur et réserve, laisse poindre une forme de lassitude, comme s’il fallait encore justifier l’évidence. Idem quand on souligne la description amoureuse qu’Aymeric fait du corps de Florence: «J’aimais ses seins qui tombaient, j’aimais ses fesses un peu molles, j’aimais son corps imparfait. Je ne dis pas que je l’aimais avec ses imperfections, je dis que je l’aimais précisément pour ses imperfections.» Là encore, il ne pense pas dire autre chose qu’une vérité: «Il suffit de regarder les couples autour de soi pour comprendre que les hommes ne sont pas tous obsédés par les physiques stéréotypés.»

Peut-être que nous sommes passés trop rapidement de l’hégémonie des héros houellebecquiens aux procès de la littérature féministe actuelle, et que nous avons perdu l’habitude de fréquenter des personnages masculins qui ne soient pas des surhommes ou des minables. Une dernière fois, Pierric Bailly s’étonne: «Le monde change et les pères aussi, ils s’occupent de plus en plus des enfants, donc c’est normal que les hommes qui écrivent s’emparent de ces sujets-là. Mais c’est vrai que l’intime a longtemps été un domaine réservé aux femmes. D’ailleurs il m’est arrivé de me dire qu’en tant qu’homme il fallait que je parle du vaste monde, de grands sujets.» Mission accomplie pour Le Roman de Jim, qui fait du lien père-fils la plus belle aventure d’une vie.

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2021-07-31T07:00:00.0000000Z

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