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Quitter l’Afghanistan la tête haute ou dans l’indécence?

Menacés par l’avancée des talibans, des milliers d’Afghans qui ont collaboré avec l’armée américaine ont déposé des demandes de visas pour les Etats-Unis. Les premiers ont été évacués vendredi

SIMON PETITE @simonpetite

En accélérant le retrait américain d’Afghanistan, Joe Biden laisse un pays à feu et à sang. Les forces talibanes revendiquent le contrôle de près de 85% du territoire, capturent des districts et postes-frontières stratégiques, encerclent Kaboul. Face à cette descente aux enfers, le président démocrate poursuit son agenda. A l’exception des 650 soldats qui assurent la protection de l’ambassade à Kaboul, le retrait américain sera entièrement effectif d’ici au 31 août. Plus tôt que la date initialement prévue du 11 septembre, vingt ans après les attentats perpétrés par Al-Qaida.

Dire que la plus longue guerre de l’Amérique se termine de façon misérable est un pléonasme. Joe Biden refuse d’endosser la moindre responsabilité dans la mort de civils qui surviendra après le retrait des troupes. Il invite les Afghans à «décider de leur avenir», alors que les soldats afghans, impuissants, sont nombreux à déserter. Au Pentagone, des voix dénoncent un retrait trop rapide. Pour le général Miller, chef des troupes américaines et de l’OTAN en Afghanistan qui a démissionné le 12 juillet, évoquer le risque d’une guerre civile n’est plus tabou. Les Etats-Unis regretteront leur décision, avertit de son côté le général à la retraite David Petraeus. Car les djihadistes savent profiter du chaos.

Oublieux de leurs responsabilités, les Américains peuvent tenter de sauver leur honneur au moins sur un point: assurer la protection des 20000 interprètes, chauffeurs et sous-traitants afghans qui les ont aidés sur place, ainsi que leurs familles. Près de 100000 personnes en tout. Or, là aussi le psychodrame menace. Les visas nécessaires tardent à être livrés, perdus dans des méandres administratifs insensés. Certains pourraient attendre des mois, voire des années, avant d’obtenir leur sésame. D’autres ont déjà été tués.

Vendredi, un premier avion avec 200 Afghans à bord s’est posé aux Etats-Unis. La veille, le Congrès a étendu le nombre de visas spéciaux à 19000 et approuvé un financement de 1,1 milliard de dollars pour l’accueil de ces auxiliaires. Joe Biden se félicite de tenir sa «promesse». Elle est pourtant rachitique. Il y a urgence. Traiter au compte-goutte le sort de ces Afghans est une dernière indécence américaine.

La protection des traducteurs et chauffeurs afghans qui ont travaillé pour les Américains est une urgence absolue

Dans la nuit de jeudi à vendredi, un premier vol s’est posé à Washington avec à bord plus de 200 interprètes et d’autres auxiliaires afghans ainsi que leurs familles. Ces gens ont travaillé avec les forces américaines qui sont en train d’achever leur retrait du pays. Ils redoutent les représailles des talibans. Les insurgés contrôlent désormais la plupart du pays et, après le départ du dernier soldat américain, l’armée afghane risque de s’effondrer.

«Aujourd’hui est un jalon important, nous continuons de tenir notre promesse à l’égard des milliers d’Afghans qui ont servi main dans la main avec les soldats et diplomates américains ces vingt dernières années en Afghanistan», a assuré Joe Biden, dans un communiqué. Ces dernières semaines, le président américain a promis d’accélérer les procédures, qui pouvaient prendre plus de deux ans, selon des élus du Congrès.

Longues procédures

Ce premier groupe d’Afghans a été conduit sur une base militaire en Virginie, le temps de subir les ultimes contrôles de sécurité. Ils seront ensuite relogés à travers les Etats-Unis. Selon le Pentagone, 2500 Afghans particulièrement exposés et leurs familles arriveront prochainement sur cette base.

Tous ont reçu un visa d’immigration spécial. Selon les estimations, quelque 20000 Afghans ayant travaillé pour l’armée américaine ont déposé une demande de visa spécial pour les Etats-Unis. En comptant leur famille, cela pourrait représenter 100000 personnes. Interrompues par le covid, les auditions n’ont pu reprendre que récemment et les procédures d’admission durent encore des mois.

Or le temps presse. Les derniers soldats américains devront être partis d’Afghanistan le 11 septembre, comme l’a promis le président Joe Biden. Et la pression des talibans se fait de plus en plus forte. Le pouvoir afghan ne contrôle plus que les grandes villes et les principaux axes. Le départ de l’armée américaine ouvre la voie à un retour des talibans au pouvoir, comme il y a vingt ans, quand ils en avaient été chassés par les Américains suite aux attentats du 11 septembre 2001 commandités depuis l’Afghanistan.

Face à l’ampleur de cette évacuation, le peu de temps à disposition et le risque d’importer un terroriste potentiel qui profiterait des évacuations, les Etats-Unis cherchent des pays de transit. Le temps de procéder aux contrôles de sécurité. Le secrétaire d’Etat Antony Blinken était d’ailleurs au Koweït jeudi, dont la base américaine est pressentie pour servir de refuge temporaire pour les Afghans. Mais il n’y a eu aucune annonce concrète.

Selon la presse américaine, Washington négocie aussi avec le Qatar, le Kosovo ou le Kazakhstan. La base militaire américaine sur l’île de Guam, dans le Pacifique, pourrait servir d’accueil temporaire, comme cela avait été le cas pour les Vietnamiens évacués après la chute de Saigon en 1975 ou pour les Kurdes dans les années 1990.

Les talibans veulent une «repentance»

Jeudi, le Congrès américain a augmenté le nombre de visas spéciaux bénéficiant aux Afghans, passant de 11000 à 19000, loin du nombre nécessaire pour tous les anciens employés des Américains ainsi que leurs proches. Aux Etats-Unis, les associations de vétérans militent pour un accueil plus généreux, faisant valoir que ces Afghans ont combattu à leurs côtés. Mais les anciens combattants reconnaissent aussi la nécessité de contrôles de sécurité serrés.

Cela fait des années que les Afghans qui se sont enrôlés auprès des forces étrangères craignent pour leur vie. Selon l’association No One Left Behind, 300 Afghans qui ont collaboré avec l’armée américaine ont déjà été tués ces dernières années. Certains attendaient leur visa. La demande de Sohail Pardis avait, elle, été rejetée. Cet Afghan de 32 ans avait travaillé dix-huit mois pour l’armée américaine, avant d’être licencié pour avoir échoué à un test au détecteur de mensonges, une procédure standard pour les collaborateurs afghans. Un ami a raconté à la chaîne CNN qu’il recevait des menaces de mort des talibans. Il a été décapité à un check-point des insurgés en mai dernier.

En juin dernier, un porte-parole des talibans assurait que les Afghans qui avaient collaboré avec les «infidèles» pourraient rester en Afghanistan, pourvu qu’ils se «repentent». Une déclaration qui n’a rassuré personne. A mesure que les anciens étudiants en religion, dont le règne sur l’Afghanistan entre 1996 et 2001 a été marqué par l’obscurantisme et la répression contre les femmes et les minorités, progressent militairement, des vidéos de leurs exactions circulent. Dernier cas en date, les images de l’exécution d’un policier connu en Afghanistan ont suscité l’effroi.

Les pays voisins se préparent aussi au retour au pouvoir des talibans, chacun à leur manière. La Russie et l’Ouzbékistan ont commencé des manoeuvres militaires conjointes à la frontière afghane. Pour sa part, la Chine recevait mercredi plusieurs dirigeants talibans, car ils sont une «force militaire et politique cruciale en Afghanistan», a déclaré le ministre des Affaires étrangères chinois. ■

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2021-07-31T07:00:00.0000000Z

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