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La médaille de tous les sacrifices

Premier nageur suisse médaillé depuis 1984, Jérémy Desplanches revient sur le long chemin qui l’a mené jusqu’à la troisième marche du podium de Tokyo

PROPOS RECUEILLIS PAR LIONEL PITTET @lionel_pittet

Ce devait être la course de sa vie et il n’a pas manqué le rendez-vous. Jérémy Desplanches a réussi son pari à Tokyo, où il a décroché le bronze du 200 mètres quatre nages. Premier nageur suisse médaillé depuis 1984, le Genevois revient sur le long chemin qui l’a mené jusqu’au podium olympique. «J’ai raté beaucoup de choses au nom de la natation, mais tous mes sacrifices en valaient la peine.» Interview d’un athlète comblé, qui a déjà les JO de Paris 2024 dans sa ligne de mire.

En bouclant la demi-finale du 200 mètres quatre nages en 1’57’’38, Jérémy Desplanches a eu peur de passer à côté de la finale olympique qui l’animait depuis cinq ans.

Le Genevois de presque 27 ans – il les fêtera le 7 août – s’est recentré sur lui-même, cherchant à se convaincre qu’il n’y avait pas lieu de paniquer. Le travail nécessaire à réaliser une grosse performance, il l’avait accompli en amont. Il n’avait plus qu’à «kiffer», les jambes lourdes mais le coeur léger. Il a dormi «huit heures d’affilée, comme un bébé» et a réalisé l’exploit qu’il espérait en décrochant, ce vendredi, la médaille de bronze.

Longtemps quatrième de la course, il a viré côté podium dans les derniers mètres pour offrir à la Suisse sa neuvième médaille à Tokyo, et sa deuxième seulement en natation après celle d’Etienne Dagon à Los Angeles en 1984.

Il a parlé de tout ça et de plein d’autres choses encore au gré du marathon médiatique qui s’est enclenché alors. Discussion avec un athlète lucide, sincère, et comblé. En attendant que le prochain objectif supplante dans son esprit celui qu’il vient d’atteindre.

Comment avez-vous vécu la fin de la finale, qui vous a permis de virer à la troisième place in extremis? Au dernier virage, j’ai vu que je n’étais pas loin de Daiya Seto, qui est tout de même champion du monde en titre, et j’ai senti qu’il y avait des gens derrière moi, donc je me suis dit que je devais être dans le coup pour jouer le podium. Je sais que je ne suis pas le meilleur finisseur du monde: j’ai plutôt tendance à m’effondrer dans les dix ou cinq derniers mètres. Mais là, je me suis vraiment dit qu’il fallait que je donne tout ce qu’il me restait d’énergie. J’ai contracté les jambes, lancé les bras, serré les fesses…

Et vous avez touché cinq centièmes de seconde avant Daiya Seto. Je me suis retourné, j’ai regardé le panneau d’affichage, j’ai lu mon nom et le chiffre 3. J’ai vérifié deux fois, trois fois, il fallait que j’en sois sûr. Et puis j’ai commencé à réaliser.

Quelles ont alors été vos premières pensées? Je me suis dit que tout ce que j’avais fait, tous les choix difficiles… ça en valait la peine. J’ai raté beaucoup de choses au nom de la natation. Imaginez: cela fait cinq ou six ans que je n’ai pas pu participer à l’anniversaire de ma soeur. C’est triste. Mais avec cette médaille, je ne peux rien regretter.

Enumérez-nous les sacrifices consentis pour l’obtenir. C’est dur de dresser une liste comme ça, mais essayons. Dès l’âge de 18 ans, j’ai cessé de faire des soirées avec mes potes. J’ai commencé à passer tous mes week-ends à l’entraînement, ou en compétition. En 2014, j’ai déménagé au sud de la France pour rejoindre le groupe d’entraînement de Fabrice Pellerin et j’ai adopté un rythme de vie spartiate. Entraînement, repas, repos, et on recommence, et c’est quasiment tout. Je vois très peu ma famille. Idem pour mes amis. J’ai coupé les ponts avec beaucoup de monde, sans m’en rendre compte, simplement parce que j’avais autre chose en tête et que je m’y consacrais à fond. Mais là, tous les messages que je reçois me montrent que les gens ont compris. Je ne crois pas avoir perdu d’amis, et je m’en suis fait aussi. J’espère que tout le monde est fier de moi.

Cela fait cinq ans que ces Jeux olympiques constituent votre grand objectif. Sur cette période, estimez-vous avoir fait tout ce qu’il était possible de faire pour être le plus performant? [Rires] Il y a sans doute eu quelques pizzas de trop d’un point de vue diététique, mais elles m’ont fait tellement de bien au moral… Sinon, oui, j’ai fait le maximum. Zéro regret. C’est presque ma devise. Je veux qu’au bout de ma carrière, je

«Il y a une vraie équipe, une émulation qui porte tout le monde. Il y a sept nageurs suisses à Tokyo, presque tous ont atteint les demi-finales»

puisse regarder en arrière et me dire que toutes les décisions difficiles que j’ai eu à prendre ont été cohérentes, utiles. Qu’elles s’inscrivaient dans l’optique de mes performances, de mon épanouissement.

Vous n’hésitez pas à dire que les JO constituent pour vous une «obsession». Non, c’est clair. En vacances et pendant mes journées de repos, j’ai toujours une petite voix dans la tête qui me dit que je devrais m’entraîner. Que les résultats ne vont pas tomber tout seuls. Mais avec le temps, j’ai petit à petit intégré le fait que la récupération est aussi importante que les longueurs de bassin. Elle participe aussi à la construction de la performance.

Comment vous sentez-vous maintenant? J’ai mal partout. Epaules. Genoux. Rien n’est épargné. La vie de sportif d’élite, quoi. Ce qui est marrant, c’est qu’en me levant avant la course, je comptais les mètres qui me séparaient de la piscine, le temps qui me restait à vivre avant d’être en vacances. Et là, cela fait sept heures que la finale est terminée et j’ai l’impression que cela fait sept minutes. Mais au fond, je sais que j’ai besoin d’une vraie pause.

De combien de temps? Un mois d’arrêt complet, en tout cas. Je vais faire du sport, parce que j’adore ça. Mais un mois sans nager.

Vous espérez nous faire croire que vous allez tenir? [Rires] Bon, OK, un mois sans m’entraîner. Pas sans aller dans l’eau, faire du water-polo. Après, vous serez étonné, on peut me croiser dans le lac ou à la piscine à faire de la brasse la tête hors de l’eau, comme n’importe qui. Vraiment, j’ai besoin d’une coupure.

Et pourtant, vous veniez à peine de gagner cette médaille de bronze qu’au micro de la RTS, vous évoquiez déjà les Jeux olympiques de Paris en 2024. Je sais, c’est fou. Je ne devrais pas, hein? Mais je suis comme je suis, je dis la vérité, je ne veux pas me cacher. Très vite, je me suis dit que c’était incroyable d’avoir gagné cette médaille de bronze mais, aussi, que ce n’était «que» du bronze. Il y a donc la possibilité de faire mieux dans trois ans, et je sais que j’aurai envie de travailler pour cela. Pour gratter quelques centièmes supplémentaires.

Avez-vous déjà une idée de la manière dont vous pourriez y arriver? Franchement non. C’est ça qui est fantastique avec le sport, on travaille et parfois on franchit des paliers. Je vais me laisser porter. L’évolution des techniques d’entraînement et l’apport de nouveaux appareils de musculation peuvent aussi jouer leur rôle. Mais c’est difficile d’anticiper tout cela.

Par vos succès, vous avez initié un cercle vertueux au sein de la natation suisse. Aujourd’hui, profitez-vous également de cet engouement? C’est clair. Quand je suis arrivé dans l’appartement où se trouvaient les quatre membres du relais, nous étions tous les cinq à sauter dans tous les sens et à crier comme des animaux. Il y a une vraie équipe, une émulation qui porte tout le monde. Il y a sept nageurs suisses à Tokyo, presque tous ont atteint les demi-finales, il y a eu plusieurs finales, et ce n’est que le début.

Votre médaille est la première, en natation, depuis celle d’Etienne Dagon en 1984 à Los Angeles. Oui, c’était il y a trente-sept ans, je n’étais même pas né. Mais vous savez quoi? Je ne pense pas que nous attendrons aussi longtemps pour la suivante. Ce sera peut-être la mienne à Paris, ou celle de quelqu’un d’autre avant. Je serai là pour encourager Noè Ponti ce samedi, en finale du 100 mètres papillon, je lui prête de sérieuses chances de réaliser quelque chose de grand. Il sera peut-être très vite à ma place, à répondre à vos questions, et c’est tout ce que je lui souhaite.

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2021-07-31T07:00:00.0000000Z

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