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Dans les caves où s’entassent les faux médicaments

CRIMINALITÉDes millions de médicaments falsifiés ou contrefaits entrent chaque année en Suisse, commandés sur internet. Dont 90% de stimulants de l’érection, parfois dangereux. Dans un sous-sol à Berne, Swissmedic tente d’identifier les expéditeurs

SYLVIE LOGEAN @sylvielogean

Chaque année, d’innombrables quantités de faux médicaments inondent le marché. Commandés sur des sites web frauduleux, ils sont produits en Asie sans aucune norme de qualité. En Suisse, c’est Swissmedic qui traque cette forme de criminalité. Visite dans les soussols de l’unité de contrôle des médicaments illégaux, où s’entassent des centaines de contrefaçons achetées récemment sur internet par des clients suisses. En majorité des stimulants de l’érection qui représentent environ 90% des envois confisqués par l’Administration fédérale des douanes et Swissmedic.

Erlachstrasse 8, Berne, deuxième soussol. Au bout d’un couloir aseptisé, Nicolas Fotinos, collaborateur scientifique à l’unité de contrôle des médicaments illégaux à Swissmedic, se tient devant une porte verrouillée. Il tape rapidement un code, passe son badge, avant d’entrer dans une pièce éclairée par des néons. Des boîtes jaunes, scellées, sont empilées. Elles proviennent toutes de la douane de Zurich-Mülligen et contiennent des centaines de médicaments falsifiés ou contrefaits achetés récemment sur internet par des clients suisses.

«Depuis que nous avons mis en place une procédure administrative simplifiée en 2018, nous avons multiplié par huit les saisies, explique Nicolas Fotinos. Désormais ce sont 7000 à 8000 envois de ce type qui sont interceptés chaque année.» Le pharmacien ouvre une caisse. Les enveloppes cartonnées laissent peu à peu entrevoir leur contenu. Sildénafil, tadalafil, Viagra, Cialis, Kamagra… Les stimulants de l’érection dominent clairement. De fait, ce type de substances représente environ 90% des envois confisqués par l’Administration fédérale des douanes et Swissmedic.

«La majorité de ces produits vendus sur internet sont fabriqués en Inde, avec des doses de principe actif qui sont parfois équivalentes à deux semaines de traitement, et ceci, dans l’unique objectif de se démarquer de la concurrence», commente Nicolas Fotinos. En 2019, Swissmedic avait analysé des produits confisqués censés contenir le principe actif tadalafil. Résultats: 15% de l’ensemble des échantillons étaient fortement surdosés, certains contenaient même 80 mg de principe actif, soit quatre fois la dose journalière maximale. 37% étaient mal dosés, 6% ne contenaient aucun principe actif, et plus de 4% un autre principe actif chimique non déclaré.

«Le problème est que le corps humain ne dégrade ces substances que lentement, ajoute Nicolas Fotinos. Ces comprimés surdosés n’entraînent pas une meilleure efficacité, mais augmentent les risques d’effets secondaires indésirables, comme des chutes de tension, des réactions d’hypersensibilité, voire des perturbations du rythme cardiaque ou des infarctus chez les personnes qui présentent des facteurs de risque.»

Du botox aux médicaments contre le VIH

Nouveau dédale de couloirs, nouvelle pièce. Ici des étagères chargées de tablettes de médicaments et d’emballages en tout genre témoignent d’un marché en pleine expansion, en nombre, mais aussi en diversité des substances falsifiées. De petites fioles en verre remplies de poudre blanche, certaines sans étiquettes, attirent l’attention. «Ce sont des peptides injectables, décrit Nicolas Fotinos. Initialement, ce principe actif, qui est toujours en cours d’évaluation, a été développé pour soigner des pathologies provoquant un déficit de mélanine dans la peau. Dans le cadre des importations illégales, ce produit est utilisé principalement par des bodybuilders, dans le but de bronzer plus rapidement. Ce type de substance peut provoquer des effets secondaires très graves, comme l’apparition de cancers. Pour se protéger des retombées juridiques, les trafiquants vendent ces produits avec la mention for research only, seulement pour un usage de recherche.»

Le reste de l’inventaire fait froid dans le dos: botox, traitements préventifs contre le VIH, mélatonine pour les enfants sous forme de bonbons à mâcher (cette substance favorisant l’endormissement pourrait, selon l’Agence nationale de sécurité sanitaire française, interférer avec le développement pendant l’adolescence), hormones de croissance, antidouleurs dérivés de la morphine, crèmes à base de cortisone pour faire blanchir la peau, substances psychoactives, anabolisants dont certains sont destinés à la base au marché vétérinaire… La liste ne semble jamais s’arrêter. Selon Interpol, qui coordonne chaque année l’opération Pangea – une initiative visant à faire cesser la vente en ligne de produits de santé contrefaits et illicites à laquelle participe aussi la Suisse –, 11% des produits commercialisés sur internet s’avèrent être des contrefaçons.

Sans scrupules, les fabricants n’hésitent pas non plus à cacher une partie des composants présents dans leurs produits. «Ces derniers temps, nous avons vu apparaître, sur internet et sur les médias sociaux, une multitude d’offres d’infusions et de capsules à base de plante ou de concentrés liquides dits naturels, destinés à faire perdre du poids ou à stimuler la fonction érectile, décrit Nicolas Fotinos. Contrairement à ce qui était prétendu, nos analyses ont démontré que ceux-ci pouvaient contenir des substances médicamenteuses synthétiques, comme la sibutramine, qui peut entraîner des complications cardiovasculaires chez les patients à risque, mais aussi des stimulants de l’érection, des laxatifs irritants, des anesthésiques et même des psychotropes. Toutes ces substances peuvent potentiellement entrer en interaction avec des traitements existants.»

Sites frauduleux ou piratés

Une question reste en suspens: comment ces produits arrivent-ils sur le marché suisse? L’opération Pangea, coordonnée par Interpol, permet d’en savoir davantage sur les filières empruntées par les médicaments falsifiés, qui débutent, en tout premier lieu, par la création de sites internet frauduleux.

«Dans le cadre de l’opération qui s’est déroulée cette année nous avons, avec Antidoping Suisse, identifié 120 sites web suisses présentant du contenu illégal. Parmi ceux-ci, on a compté 75 sites piratés, par exemple de clubs sportifs ou d’hôtels, sur lesquels des médicaments contrefaits d’ordinaire soumis à ordonnance étaient proposés à la vente sans que l’exploitant du site en ait connaissance. Ces criminels agissant depuis l’étranger se font passer pour des pharmacies en ligne suisses, parfois avec des adresses physiques totalement fantaisistes», souligne Nicolas Fotinos.

A l’échelle internationale, ce sont plus de 120000 sites web qui ont été évalués entre le 18 et le 25 mai de cette année, dont 113000 ont été fermés par les autorités internationales. Neuf millions d’unités de médicaments illégaux et contrefaits ont par ailleurs été saisies, principalement des traitements des troubles de l’érection, mais aussi des antidépresseurs, des stéroïdes, des médicaments antidiabétiques et des anticancéreux.

Remonter ensuite aux canaux de distribution s’avère une tâche tout aussi compliquée. «Avec la nouvelle réglementation internationale sur la protection des données, nous n’avons aucun moyen de savoir où ces sites ont été enregistrés, pointe le pharmacien. Lorsque l’on y arrive, à grand renfort de lourdes procédures administratives, on tombe le plus souvent sur des entreprises informatiques «d’anonymisation», qui ouvrent des sites internet à la demande des revendeurs.»

Brouiller les pistes

Sur le terrain, le réseau mis en place est également tentaculaire. Les médicaments falsifiés sont ainsi la plupart du temps fabriqués dans des pays asiatiques, dont l’Inde, avant d’être envoyés en grandes quantités dans des pays qui servent, par le biais d’entreprises logistiques parfois peu regardantes, de «centre de distribution». Pour brouiller les pistes, les réseaux criminels changent par ailleurs régulièrement de pays de transit. Ainsi, si la plupart des envois saisis provenaient de Singapour l’année dernière, c’est désormais principalement par la Pologne et par l’Allemagne que transitent ces médicaments falsifiés, donnant l’illusion aux acheteurs que les tablettes qu’ils reçoivent ont été produites sur place.

«Il arrive que certains produits commandés aient une qualité acceptable, malgré des contrôles de qualité peu poussés, précise Nicolas Fotinos. C’est ensuite que cela peut se gâter. Les médicaments vont en effet passer par la Chine, où ils vont parfois attendre des semaines dans des containers en plein soleil, avant d’être transportés en camion, là aussi sans contrôle de la température. Ces conditions peuvent entraîner des dégradations et la survenue d’impuretés qui peuvent être problématiques.»

Quant aux consommateurs dont les biens ont été saisis, ils verront leur marchandise détruite, avant de recevoir un avertissement des autorités, pour autant que les quantités commandées ne dépassent pas un mois de traitement. Renato*, qui a commandé en décembre dernier 720 pilules de Cenforce 100 contenant 100 mg de sildénafil – soit l’équivalent de deux ans de traitement — a quant à lui été reconnu coupable d’infraction à la loi sur les produits thérapeutiques, avec 1500 francs d’amende. «Quand on revend ce type de médicaments à des particuliers, on court-circuite tout le système de contrôle, dénonce Nicolas Fotinos. Comment être sûr que la personne en face n’a pas des problèmes cardiaques, par exemple? Les personnes qui commandent ce type de produits ou qui les consomment doivent savoir qu’elles jouent vraiment à la roulette russe.»

* Prénom modifié par la rédaction

«Ceux qui commandent ou consomment ce type de produits jouent vraiment à la roulette russe»

NICOLAS FOTINOS, COLLABORATEUR SCIENTIFIQUE À L’UNITÉ DE CONTRÔLE DES MÉDICAMENTS ILLÉGAUX À SWISSMEDIC

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