Le Temps epaper

Richard Ernst, un scientifique à la fois exigeant et humaniste

GEOFFREY BODENHAUSEN

Le chimiste français Geoffrey Bodenhausen, de l’Ecole normale supérieure de Paris et professeur honoraire de l’UNIL et de l’EPFL, évoque ici la mémoire du Nobel suisse de 1991

Richard Ernst, professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, est décédé le 4 juin 2021 à l’âge de 87 ans. En situant ses recherches aux interfaces de la chimie, la physique et la biologie, il a donné une portée toute particulière à la résonance magnétique. Connue du grand public à travers l’imagerie médicale (IRM), qui a révolutionné le diagnostic, la résonance magnétique est basée sur l’observation de signaux très faibles émanant des noyaux d’atomes pourvus d’aimantation telle celle de l’aiguille d’une boussole.

L’apport principal de Richard Ernst consiste en l’observation simultanée de tous les noyaux d’un corps humain ou d’une molécule, ce qui a permis d’améliorer la sensibilité d’une méthode qui, sans ce progrès décisif, serait sans doute restée une simple curiosité. La corrélation d’informations provenant de noyaux répartis dans l’espace, que ce soit dans un corps ou dans une molécule, a rendu possible d’obtenir des images riches en information.

La résonance magnétique a également son importance en biologie car elle permet de déterminer la structure de biomolécules telles que les protéines et les acides nucléiques (ADN et ARN), en évitant d’obtenir au préalable des cristaux. Elle bénéficie également à la science des matériaux (batteries, catalyseurs, polymères…), en contribuant à définir l’agencement des atomes dans l’espace ainsi que la mobilité de ceux-ci.

Richard Ernst a été honoré du Prix Nobel de chimie en 1991 en tant que seul récipiendaire, cette prestigieuse reconnaissance étant le plus souvent partagée entre trois scientifiques. Nadine Gordimer s’était alors vu décerner le Prix Nobel de littérature, et Pierre-Gilles de Gennes avait reçu à lui seul le Prix Nobel de physique. Une cuvée exceptionnelle, qui coïncidait avec le 700e anniversaire de la Confédération.

Cette année 1991 marquait par ailleurs le 90e anniversaire de la mort d’Alfred Nobel. Aussi, tous les lauréats survivants de son prix avaient été conviés à Stockholm. Ernst avait gardé une impression mitigée de ces célébrations, car il savait bien que d’autres avaient préparé le terrain de son succès, tels Paul Lauterbur et Peter Mansfield pour l’imagerie des corps, et Weston Anderson, Jean Jeener, Ray Freeman, Kurt Wüthrich et bien d’autres pour celle des molécules. Certains de ceux-ci devaient être honorés à leur tour dans les années suivantes.

Richard Ernst devait recevoir bien d’autres honneurs: le Prix Marcel-Benoist en Suisse, et le Prix Wolf en Israël, un doctorat honoris causa de l’EPFL en 1985, suivi par une bonne douzaine d’autres distinctions honorifiques (à Munich, Zurich, Berne, Anvers, Cluj-Napoca, Prague, Montpellier, et bien d’autres). Sa biographie, richement illustrée des oeuvres qu’il avait collectionnées, est parue en allemand chez Hier und Jetzt (Baden, 2020).

Le rayonnement de Richard Ernst dépassait le cercle des initiés. Il fut pendant des années l’un des lauréats du Nobel les plus cités. Conférencier invité un peu partout dans le monde, il avait développé, surtout après sa retraite en 1998, une façon unique d’associer la science à la critique de la formation universitaire, à l’art tibétain, au bouddhisme et à la dénonciation acérée des inégalités et des injustices. Ses discours enflammés contre les méfaits de l’impérialisme américain lui ont valu quelques solides inimitiés.

La richesse de son parcours reflète la complexité de l’homme. Toujours à l’affût de méthodes nouvelles pour sonder les secrets de la matière, il cherchait aussi à percer les mystères du contrepoint en musique. Même s’il avait renoncé à jouer les suites pour violoncelle de Bach, car «ses doigts n’obéissaient pas assez à son ouïe», il n’a jamais cessé d’étudier les oeuvres des compositeurs du XVIIIe siècle. Il a également exploré les écoles de peinture bouddhistes des monastères tibétains ainsi que les codes du panthéon des divinités des thangkas qu’il collectionnait avec ardeur.

Les élèves et anciens collaborateurs de Richard Ernst ont su apprécier sa rigueur – teintée d’une certaine raideur – son incorruptible intransigeance, ses allers-retours entre humilité et arrogance, sa recherche toujours insatisfaite d’un équilibre. A l’instar des esprits transmis par métempsycose chez les Tibétains que Richard Ernst admirait tant, celui de ce grand scientifique ira sans aucun doute féconder les recherches du futur.

Carnet Du Jour

fr-ch

2021-06-11T07:00:00.0000000Z

2021-06-11T07:00:00.0000000Z

https://letemps.pressreader.com/article/281891596216192

Le Temps SA