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Les juridictions du travail sont-elles menacées?

AVOCAT AU BARREAU DE GENÈVE, PROFESSEUR HONORAIRE (UNIGE)

Il y a plus d'un siècle, de nombreux cantons ont institué des juridictions spécialisées dans le règlement des conflits individuels de travail. Ces juridictions se composent en tout ou partie de juges dits laïcs, c'est-à-dire recrutés non pas parmi des juristes ou des magistrats de carrière, mais parmi des personnes issues du monde du travail, soit des employeurs ou des employés proposés par les organisations syndicales et patronales.

A l'origine, ces juridictions spéciales visaient à renforcer la confiance des travailleurs envers la justice, qui était considérée comme gérée par les bourgeois. Aujourd'hui, dix cantons possèdent des tribunaux du travail, dont les cantons romands (Vaud, Valais, Genève, Jura, Fribourg).

Qui dit «juridiction spéciale» dit problèmes de délimitation des compétences à raison de la matière. En effet, il arrive que les rapports entre les parties soient difficiles à qualifier: sont-elles vraiment liées par un contrat de travail et non pas, selon les circonstances, par un contrat de mandat, d'entreprise ou de société simple? La qualification est importante, car elle retentit non seulement sur le choix des règles applicables, mais aussi et d'abord sur la compétence du tribunal saisi. De manière générale, en effet, les tribunaux de prud'hommes ne tranchent que les conflits relatifs aux rapports de travail, les tribunaux civils ordinaires étant compétents pour se saisir des autres litiges.

Selon un système longuement pratiqué, le tribunal des prud'hommes examinait d'abord sa compétence. Le cas échéant, sa décision sur la compétence pouvait faire l'objet d'un recours. En revanche, dans le cadre de la nouvelle loi de procédure civile, entrée en vigueur il y a dix ans, le Tribunal fédéral a développé, sur la détermination de la compétence, une théorie très fortement inspirée de la jurisprudence allemande: la théorie dite des «faits de double pertinence».

Selon cette théorie, le tribunal doit juger de sa compétence sur la base des faits allégués par le demandeur. Il n'a pas à les vérifier. Si, à l'issue de la procédure, il apparaît que les parties sont effectivement liées par un contrat de travail, tout va bien. Dans le cas contraire, le tribunal ne devait pas simplement se déclarer incompétent: il devait débouter le demandeur de telle façon que ce dernier ne puisse pas même saisir le tribunal compétent. Cette jurisprudence était inadmissible, car, souvent, seule une procédure complète permet de déterminer si les parties sont liées ou non par un contrat de travail. D'ailleurs, c'est un déni de justice de priver de ses droits une partie qui, sans aucune faute de sa part, a saisi un tribunal qui se révèle finalement incompétent.

Récemment, le Tribunal fédéral, a changé de point de vue. A le suivre, le tribunal des prud'hommes doit désormais trancher le litige au fond même s'il est incompétent. Ainsi, il suffit que le salarié allègue, sans avoir à les prouver, des faits donnant à conclure qu'il est lié par un contrat de travail pour que le tribunal soit tenu de trancher le litige, même si, à l'issue de la procédure, les juges parviennent à la conclusion qu'il ne s'agit pas d'un contrat de travail. Le prud'homme (souvent non juriste) devrait ainsi appliquer le droit du mandat, du contrat d'entreprise ou du contrat de société, ce dont il n'est très probablement pas capable.

Le Tribunal fédéral serait bien inspiré de réexaminer sa jurisprudence. En effet, la théorie allemande, sur laquelle ils assoient leur raisonnement, a été largement abandonnée par le Tribunal fédéral allemand du travail. D'autre part (et ce n'est pas un détail), la Constitution suisse garantit à toute personne le droit de voir sa cause jugée par un tribunal «compétent».

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2021-06-11T07:00:00.0000000Z

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