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Le piège du mirage américain

VALÉRIE DE GRAFFENRIED CORRESPONDANTE DU «TEMPS» AUX ÉTATS-UNIS

Donald Trump parti, va-t-on assister à une nouvelle lune de miel entre les Etats-Unis et l'Europe? Gare aux raccourcis. Bien sûr, les relations transatlantiques devraient, en apparence, s'apaiser et Joe Biden a choisi un secrétaire d'Etat, Antony Blinken, francophone et francophile, qui a fait ses études à Paris, de quoi favoriser les échanges. Mais au-delà, le président démocrate est lui aussi centré sur l'«America First». Et ne se prive pas de piquer quelques banderilles dans le flanc de son allié européen, là où ça fait mal.

Il vient par exemple de le faire avec sa proposition de renoncer aux droits de propriété intellectuelle sur les vaccins contre le coronavirus, en soutenant un appel en ce sens de l'Inde et de l'Afrique du Sud. Surprenante, la position américaine a déstabilisé l'Europe et braqué l'Allemagne. Un simple geste politique? De la pure fanfaronnade? La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, n'est pas dupe. L'UE est «prête à évaluer comment la proposition américaine pourrait contribuer à atteindre le but de stimuler la production de vaccins», a-t-elle fait savoir. Avant de préciser: «A court terme cependant, nous appelons tous les pays producteurs de vaccins à autoriser immédiatement les exportations et à éviter les mesures qui perturbent les chaînes d'approvisionnement.» L'attaque est claire.

Joe Biden s'avère presque aussi dur que Donald Trump avec les Européens. Et vient jusqu'à bousculer la posture morale dans laquelle l'UE aime se draper. Dans le domaine commercial, il a désamorcé quelques tensions - par exemple dans le conflit avec Airbus et Boeing ou en soutenant la nomination de la directrice générale de l'OMC, Ngozi Okonjo-Iweala –, mais il ne lâche rien concernant les tarifs douaniers sur l'acier et ne cherche pas à débloquer l'organe d'appel de l'OMC.

Son agenda «Buy American», qui favorise les grandes entreprises américaines, vient forcément heurter les intérêts économiques de l'UE. Il recourt à des droits de douane importants en représailles de la taxation unilatérale des géants du numérique. Il a fallu attendre le 2 juin pour que son administration décide finalement de suspendre provisoirement ces droits de douane punitifs pour six pays (Royaume-Uni, Espagne, Italie, Autriche, Turquie et Inde) «le temps de trouver un accord dans le cadre de l'OCDE et du G20».

Joe Biden n'a pas manqué non plus de hausser le ton à propos du projet d'accord sur les investissements entre l'UE et la Chine, négocié avant son investiture et censé favoriser notamment l'industrie automobile allemande. Quid des considérations sur les droits de l'homme? L'administration Biden, qui place désormais la Chine au coeur de ses préoccupations, veut montrer qu'elle est plus regardante à ce sujet que l'UE, notamment s'agissant du «génocide» des Ouïgours, un terme pas encore adopté par les Européens. Mais surtout, elle n'a pas apprécié de ne pas avoir été «consultée» pour cet accord entre son allié et son principal rival stratégique, comme l'avait demandé le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan. Et elle l'a fait bien savoir. Conclu en décembre 2020 sous l'impulsion de la chancelière allemande, l'accord a depuis été suspendu par l'UE, le mois dernier.

Autre dossier: la taxation des entreprises. Là aussi, Joe Biden a mis la pression. Il a d'abord suggéré un impôt minimum sur les sociétés de 21% à l'échelle mondiale, avant de se raviser, en proposant un taux de 15%, solution au final adoptée par les ministres des Finances du G7.

En janvier, plusieurs sondages confirmaient l'espoir et l'optimisme que suscitait, côté européen, l'élection de Joe Biden pour le rafistolage de l'alliance atlantique après les années Trump. Les Européens vont-ils déchanter? Les voilà en tout cas prévenus: Joe Biden n'a rien du «Sleepy Joe» dépeint par l'ex-président républicain. Il a beau aimer l'Europe et vanter ses racines irlandaises, il est surtout un négociateur soucieux de défendre avant tout les intérêts américains. Le changement d'administration, aussi radical soit-il, ne balaie pas d'un coup les différends entre Washington et Bruxelles. Joe Biden ne fera pas de cadeau aux Européens. Et l'Europe ne fait pas partie de ses priorités. D'ailleurs, The Atlantic n'hésite pas à parler de «faiblesse européenne», et avertit: «Henry Kissinger a un jour décrit l'Allemagne nouvellement unifiée comme «trop grande pour l'Europe, mais trop petite pour le monde». D'une certaine manière, il pourrait en être de même pour l'UE: elle est suffisamment forte et unie pour gêner son ancien suzerain impérial, mais pas encore assez forte pour se débrouiller toute seule.»

Débats

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2021-06-11T07:00:00.0000000Z

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