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Les Etats-Unis, incontournable parrain européen

JOSCHKA FISCHER ANCIEN MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET VICECHANCELIER ALLEMAND (VERTS) DE 1998 À 2005

En sus d'une pandémie, cette décennie est déjà assombrie par la résurgence de la rivalité entre grandes puissances, une évolution particulièrement menaçante pour la paix dans le monde. Trois guerres mondiales – deux «chaudes» et une froide – au cours du XXe siècle ont mis en évidence les dangers d'une concurrence géopolitique avec des enjeux majeurs. Pour de nombreux observateurs, l'époque de l'affrontement entre grandes puissances semblait avoir définitivement pris fin avec l'effondrement de l'Union soviétique. Mais cette conjecture s'est révélée être l'une des plus graves erreurs de l'après-guerre froide (une période riche en méprises et gaffes monumentales). La présomption d'un empire mondial régi par les Etats-Unis rêvée par l'élite politique américaine – d'une ère véritablement unilatérale de l'histoire mondiale – s'est avérée être une chimère. Tout comme la «paix éternelle» à laquelle s'attendaient les Européens après la «fin de l'histoire» en 1989, lorsque la démocratie libérale occidentale et l'économie de marché étaient censées l'emporter sur toutes les autres options.

Bien au contraire, les décennies suivant la fin de la guerre froide ont été marquées par une érosion de l'ordre international. En tant que dernière superpuissance, les Etats-Unis se sont épuisés dans des guerres dénuées de sens en Mésopotamie et dans l'Hindou Kouch et se sont depuis lors repliés sur eux-mêmes. Le système international mis en place par les Américains après la Seconde Guerre mondiale a commencé à se désintégrer, créant des vacances du pouvoir que d'autres puissances – la Russie, la Chine, la Turquie, l'Iran et l'Arabie saoudite – ont cherché à combler. Pire encore, les risques de la prolifération nucléaire sont soudainement revenus au premier plan avec la constitution de leurs propres arsenaux nucléaires par de plus petites puissances régionales. En outre, au cours de la dernière décennie, la Chine a émergé comme une puissance mondiale capable de défier la puissance hégémonique en place. Cette nouvelle rivalité s'est pleinement manifestée après l'élection de Donald Trump à la présidence en 2016. Les EtatsUnis ont alors commencé à suivre un ordre du jour essentiellement nationaliste, et le chaos au sein du système mondial a de plus en plus émané des élites dirigeantes.

La vacance du pouvoir qui en a découlé n'a nulle part été aussi flagrante qu'au Moyen-Orient. Les Etats-Unis avaient mis fin à la guerre absurde et ruineuse en Irak pour concentrer leurs opérations contre l'Etat islamique en Syrie. Ayant assuré la sécurité de leur approvisionnement énergétique grâce à l'huile et au gaz de schiste, les Etats-Unis ont alors cherché à opérer un retrait plus complet du personnel et du matériel militaires de la région. Pendant ce temps, l'Iran se positionnait pour profiter du départ des Américains et s'est rapidement retrouvé dans une situation d'affrontement croissant avec l'Arabie saoudite, les émirats du Golfe et Israël pour l'hégémonie régionale, donnant lieu à une horrible guerre par procuration au Yémen.

Non contente de faire clairement comprendre son intention de retirer les soldats américains de la région, l'administration Trump a également renoncé à assumer le rôle traditionnel des Etats-Unis dans le conflit israélo-palestinien. Pendant des décennies, les administrations américaines successives ont défendu la solution à deux Etats et un compromis équitable entre Israël et les Palestiniens, tout en restant déterminées à protéger l'Etat hébreu. Mais l'administration Trump s'est rangée inconditionnellement aux côtés d'Israël, donnant l'impression que les Palestiniens n'avaient plus leur mot à dire. Cette approche, couplée au danger représenté par l'Iran, a certes conduit à l'établissement de relations diplomatiques entre Israël et quatre Etats arabes, dont deux Etats du Golfe, les Emirats arabes unis et le Bahreïn. Mais compte tenu de la dernière confrontation armée entre le Hamas et Israël, le fantasme qui voudrait que les Palestiniens puissent simplement être tenus à l'écart pour toujours a volé en éclats.

Cette dernière flambée de violence a compris des affrontements dans l'enceinte de l'Esplanade des mosquées et, fait inédit par rapport aux épisodes précédents, entre des citoyens israéliens juifs et arabes dans des villes où ils cohabitent en Israël. Quatre enseignements doivent être tirés tant que dure le cessez-le-feu actuel. Tout d'abord, même si la solution à deux Etats ne semble plus très réaliste à l'heure actuelle, y renoncer au plan politique conduira plus ou moins directement à un affrontement plus violent encore. Ensuite, les Palestiniens et les Israéliens arabes ne resteront pas passifs et ne toléreront pas d'être ignorés dans les accords politiques régionaux. Troisièmement, l'occupation israélienne ne

peut pas se poursuivre indéfiniment. Et enfin, les Etats-Unis ne peuvent pas simplement abandonner la région par manque d'intérêt, du moins pas s'ils veulent conserver leur rôle de première puissance mondiale.

La reprise du conflit israélo-palestinien a révélé la véritable répartition des pouvoirs au Moyen-Orient. Nonobstant toutes les évolutions intervenues au cours de ces dernières décennies, le fait est que la stabilité de la région dépend des Etats-Unis. Bien qu'ils ne souhaitent plus s'impliquer dans la région, ils n'ont pas d'autre choix que de continuer à le faire, de peur qu'un conflit régional ne se transforme en une conflagration mondiale comportant des risques nucléaires. En d'autres termes, le Moyen-Orient s'avère être les Balkans de ce siècle. Comme en ex-Yougoslavie dans les années 1990, les EtatsUnis sont la seule puissance mondiale ou régionale en mesure de garantir la paix régionale – ou du moins d'empêcher une guerre totale. La Russie voudrait bien assumer ce rôle, mais elle n'en a pas les moyens (elle a pu intervenir en Syrie dans la mesure où elle l'a fait uniquement parce que les Etats-Unis ont refusé de le faire).

Quant à la Chine, elle n'a aucun intérêt à endosser le rôle des Etats-Unis au MoyenOrient, ni les moyens de le faire même si elle le souhaitait. Le régime communiste chinois n'a tout simplement pas la mentalité nécessaire pour devenir le garant d'un ordre mondial bien au-delà de ses frontières. Et quid de l'Europe? Bien qu'elle serait l'une des principales victimes d'une déstabilisation régionale, elle n'est plus une force avec laquelle compter et a par conséquent réduit son implication à l'octroi d'une aide financière en réponse à la dernière crise. Il n'en reste pas moins qu'elle continue à jouer un rôle d'appui important.

Enfin, parmi les acteurs régionaux, la Turquie souhaiterait s'impliquer davantage, mais elle est entravée par ses propres faiblesses et par l'histoire mouvementée du rôle joué par l'Empire ottoman au Moyen-Orient. L'Iran et l'Arabie saoudite se limitent à poursuivre leurs propres revendications hégémoniques au sein du monde islamique. Et Israël est et restera concentré sur sa propre défense. Il ne reste donc plus que les EtatsUnis. Malgré leurs erreurs passées en matière de politique étrangère, ils sont le seul pays à disposer à la fois de l'état d'esprit politique nécessaire et de la puissance technologique, économique et militaire pour exercer une influence modératrice dans la région. La pire évolution pour l'ordre international serait une inclination continue des Etats-Unis à l'auto-isolement. La présidence de Trump a déjà prouvé à quel point cela peut être dangereux.

La pire évolution pour l’ordre international serait une inclination continue des Etats-Unis à l’auto-isolement

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2021-06-11T07:00:00.0000000Z

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