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La «grève des casseroles», une archéologie biennoise de l’égalité

RAPHAÈLE TSCHOUMY @raph_tschoumy

En cette année des 50 ans du droit de vote des femmes, la revue culturelle du Jura bernois et de Bienne «Intervalles» revient sur l'histoire d'un boycott mené par quatre jeunes Biennoises entre 1979 et 1982, celui des cours ménagers. Une «grève des casseroles» qui avait réussi à faire plier le canton et, par la suite, tout le pays

C'est une épopée superbe, comme on aime les raconter. Elle nous renvoie en 1979, à Bienne. En ce début d'année, quatre gymnasiennes décident d'un acte fort: elles vont boycotter les trois semaines de cours estival d'économie ménagère, qui tendent – selon elles – à renforcer l'oppression de la femme en la confinant dans son rôle de mère au foyer. Très vite, elles seront suivies par un mouvement qui va prendre une ampleur sans précédent.

Parmi ces quatre pionnières, Françoise Tanguy, aujourd'hui professeure de philosophie dans un gymnase lausannois. «Ces cours duraient trois semaines, ils étaient imposés aux femmes dès la rentrée scolaire, se souvient-elle. La pointe de l'iceberg, elle est là. On voulait que ces cours deviennent mixtes et facultatifs.» En s'opposant à ces cours d'école ménagère, ainsi qu'on les nommait à l'époque, c'est tout l'esprit de Mai 68 qui resurgit. «La base du mouvement est née très spontanément, poursuit Françoise Tanguy. On était amies toutes les quatre, on discutait beaucoup et on avait un âge où il est nécessaire de faire confiance aux idées.»

A la une des médias

La contestation s'organise. Le 25 janvier 1979, une première réunion rassemble une cinquantaine de militants, hommes et femmes, prêts à monter aux barricades pour que le monde de l'éducation s'adapte lui aussi à l'évolution de la condition féminine. Une pétition circule, qui va rassembler 2000 signatures, et 80 étudiantes sortent de l'anonymat pour boycotter ces cours ménagers, cette année-là mais aussi les suivantes.

Nous sommes à la période des tracts, des écrits, des revendications imprimées. A la manière du «J'accuse» d'Emile Zola un siècle plus tôt, les étudiantes élaborent un communiqué de presse au titre très simple: «NON aux cours ménagers obligatoires». Les médias s'emparent du sujet, le mettent à la une, sur toutes leurs manchettes, et poussent le mouvement en avant.

Des mois plus tard, en septembre 1979, plutôt que de suivre la formation ménagère en question, les étudiantes descendent dans la rue. C'est une première, et, à cette occasion, elles se déguisent en femmes au foyer. Aujourd'hui professeure d'histoire à l'Université de Lausanne, Danièle Tosato-Rigo se souvient: «On avait mis des tabliers, des petits fichus sur la tête et on faisait du bruit en tapant des casseroles les unes contre les autres. C'était notre manière à nous de dénoncer l'assignation de rôle qu'entretenait l'école avec ces cours d'éducation ménagère.»

La presse – mais aussi différents mouvements politiques – saute alors sur l'occasion de montrer au grand jour cette «grève des casseroles». Le sujet fait la une en Suisse, mais également en Allemagne, en France, ainsi qu'en Angleterre. «Toute l'Europe parlait de ces jeunes filles qui ne voulaient plus porter le bon petit tablier suisse», poursuit la manifestante dans un éclat de rire. Surtout, les jeunes filles découvrent que la lutte pour l'égalité n'est pas nouvelle. Le long de la rue, des citoyennes les encouragent à poursuivre leur mouvement. «Une vieille dame m'a tendu un billet de 20 francs pour soutenir notre cause, se souvient Danièle Tosato-Rigo. Là, j'ai compris qu'on luttait également pour toutes les générations qui nous avaient précédées.»

Les quatre jeunes filles sont entendues par le Tribunal cantonal. Elles comparaissent pour «refus de suivre des cours, comme le prévoit la loi». Elles seront condamnées à une amende de 100 francs chacune. L'année suivante, d'autres jeunes filles sont également amendées pour le même boycott. L'année suivante encore… L'histoire se répète trois ans de suite. En 1982, le canton de Berne obtempère. Il accepte d'abolir le caractère «obligatoire» de ces cours. Par la suite, la formation s'ouvrira aussi aux garçons, par souci d'égalité.

Les grévistes ont gagné leur pari. Quarante ans plus tard, elles se rappellent avec émotion leur combat de jeunes adultes. Ensemble, elles auront été précurseures d'une lutte au mouvement perpétuel.

«Une vieille dame m’a tendu un billet de 20 francs pour soutenir notre cause. Là, j’ai compris qu’on luttait aussi pour les générations qui nous ont précédées» DANIÈLE TOSATO-RIGO, PROFESSEURE À L’UNIL

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2021-06-11T07:00:00.0000000Z

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