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Une menace politique plane sur la liberté de la presse en Suisse

FATI MANSOUR @fatimansour

Le Conseil des Etats doit débattre le 16 juin de la modification du Code de procédure civile. La question des mesures provisionnelles visant les médias fait grimper la fièvre. Un amendement très controversé, adopté en commission, suscite une levée de boucliers au sein de la profession. Explications

Mais quelle mouche l’a donc piquée? Voulant supprimer un mot dans le cadre de la modification du Code de procédure civile (CPC), une majorité de la Commission des affaires juridiques du Conseil des Etats a mis le feu aux poudres. Normal. L’amendement proposé touche à la question fort sensible des mesures provisionnelles permettant de s’opposer à la publication d’un contenu journalistique.

L’adverbe de la querelle

La menace planant sur la liberté d’informer a déjà fait réagir les milieux des médias. Ceux-ci appellent les sénateurs à rejeter ce lifting possiblement lourd de conséquences, car il ouvre plus largement la voie à des manoeuvres d’intimidation judiciaire. Le débat déjà électrique devrait être au menu de la Chambre haute le 16 juin.

De quoi s’agit-il? Dans sa version actuelle, la loi permet à tout un chacun de saisir le juge s’il est directement concerné par le contenu d’un article ou d’une émission à venir et qu’il veut l’empêcher. Il peut espérer obtenir des mesures provisionnelles si l’atteinte est imminente (voire si elle existe déjà et dure encore), si elle est propre à causer «un préjudice particulièrement grave», si elle n’est manifestement pas justifiée et si cette mesure d’interdiction en urgence ne paraît pas disproportionnée. C’est le terme de «particulièrement» qu’une majorité de la commission veut désormais effacer de l’article 266 lettre a du CPC – disposition intitulée «Mesures à l’encontre des médias» – afin d’élargir son application aux cas qui peuvent présenter un préjudice (simplement) grave.

«Aucun besoin d’agir»

Cette nuance importante, suggérée un peu à l’improviste et sans beaucoup d’explications lors d’une séance de commission par le conseiller aux Etats glaronnais Thomas Hefti (PLR), a été votée sans susciter de vrai débat. Carlo Sommaruga (PS/ GE) s’est tout de même méfié et a adopté une position minoritaire avec son collègue de parti Christian Levrat (PS/FR). Questionné au sujet de son amendement par le quotidien 24 heures, Thomas Hefti a précisé que certains articles de presse provoquent des dégâts et que les personnes visées peuvent difficilement faire valoir leur point de vue. Cette modification tendrait ainsi à rééquilibrer le rapport entre les médias et les citoyens.

Une explication qui ne convainc pas du tout Carlo Sommaruga: «Cette proposition semble venir de nulle part, son argumentation est très faible, aucun exemple n’est donné pour la justifier et le Conseil fédéral ne la soutient pas. Les journalistes font déjà régulièrement face à des demandes de blocage et il serait dangereux de baisser le seuil à partir duquel des mesures provisionnelles sont envisageables. Il faut combattre toute réduction de l’espace de liberté d’informer qui affaiblirait le débat démocratique.»

Depuis que Gotham City (revue en ligne spécialisée dans la criminalité économique et souvent visée par les requêtes de financiers mécontents à l’idée de voir leurs déboires étalés sur la place publique) a révélé l’existence de cet amendement fin avril, la polémique s’est embrasée et a fait réfléchir ceux qui s’étaient laissé surprendre sans réagir au milieu d’un examen globalement très technique consacré aux règles de procédure. Lisa Mazzone (Verts/ GE), par exemple, compte désormais soutenir la minorité: «La loi actuelle suffit pour protéger ceux qui s’estiment lésés. Il n’y a aucun besoin d’agir, sachant que la liberté de la presse et l’intérêt collectif à connaître l’information doivent primer.»

Exagération?

Les mesures provisionnelles (ou même superprovisionnelles ordonnées sans audition du média lorsqu’il y a extrême urgence) visent en principe à faire interdire une publication contestée avant qu’une décision au fond ne soit rendue. Leur intérêt consiste donc à intervenir avant même que la publication contestée ne soit diffusée.

Sur ce terrain très délicat, l’amendement controversé faciliterait, selon ses détracteurs, une forme dangereuse de censure préalable.

Une crainte partagée par Me Jamil Soussi, qui connaît bien le sujet en sa qualité de conseil de la RTS et qui déplore un affaiblissement évident de la protection des journalistes. «Tout le système a été conçu pour éviter des interférences excessives susceptibles de toucher à la liberté de la presse. Les mesures urgentes sont limitées aux cas exceptionnels où l’atteinte injustifiée saute aux yeux et s’impose comme une évidence. L’abaissement de ce seuil peut créer une grande insécurité et mettre les médias sous pression.»

Une volonté de censure dont se défend le conseiller aux Etats valaisan Beat Rieder (Le Centre) et président de ladite commission. Intervenant à ce sujet dans l’émission Forum, ce dernier a évoqué une modification de détail, «une simple nuance qui ne joue pas grand rôle». Il a encore souligné que «la presse a les moyens de détruire la vie d’une personne en l’espace de 24 heures» et qu’il serait donc judicieux d’assouplir un peu les conditions pour des mesures provisionnelles. «Le juge peut libérer ensuite la publication si c’est dans l’intérêt public. Il est donc totalement exagéré de penser qu’on va toucher à la liberté de la presse.»

Pas de quoi rassurer les milieux concernés. Une large alliance, réunissant éditeurs, syndicats et professionnels de la branche, a adressé un courrier aux sénateurs pour dénoncer une réforme susceptible de rompre un savant équilibre et de condamner de manière précipitée des enquêtes critiques, voire impopulaires. La suppression de l’adverbe en question risque d’avoir un impact considérable sur la pratique des tribunaux et entraîner des effets pervers en augmentant le nombre de procédures et donc la pression financière exercée sur des titres déjà fragilisés, et sur des journalistes guettés par l’épuisement et le découragement. Un appel auquel la Chambre haute pourra se montrer sensible, ou pas.

«La presse a les moyens de détruire la vie d’une personne en l’espace de 24 heures»

BEAT RIEDER, PRÉSIDENT

DE LA COMMISSION DES AFFAIRES JURIDIQUES DU CONSEIL DES ÉTATS

«L’abaissement de ce seuil peut créer une grande insécurité et mettre les médias sous pression» JAMIL SOUSSI, CONSEIL DE LA RTS

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2021-06-11T07:00:00.0000000Z

2021-06-11T07:00:00.0000000Z

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