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A Bakou, le football pour effacer la guerre

EMMANUEL GRYNSZPAN @EmGryn

L’Azerbaïdjan déploie une diplomatie sportive intense pour améliorer son image internationale ternie par le conflit autour du Haut-Karabakh. Mais à l’échelle domestique, le football traverse une passe difficile

Diversement apprécié par le peuple, et dénigré par les élites, le football est à la fois mal-aimé et le sport le plus populaire d’Azerbaïjan. Spontanément, un Azerbaïdjanais dira qu’il n’est pas fier de son équipe nationale de foot et que c’est grâce à la lutte (sport traditionnel, 22 médailles olympiques) que son pays peut briller sur la scène internationale. L’équipe nationale, surnommée «Milli» (la nationale), n’a jamais brillé dans les compétitions internationales. Pire, elle se classe bonne dernière dans le Caucase, derrière son ennemie jurée l’Arménie.

«Traditionnellement, les Géorgiens sont toujours meilleurs que nous dans le football. Les Arméniens affichent également de meilleurs résultats ces dernières années. C’est peut-être pour cette raison que notre gouvernement n’essaie même pas d’être le meilleur du Caucase», raconte Uzeyir Mammadli, un supporter du club Qarabag. Il note toutefois la présence de plusieurs joueurs naturalisés dans l’équipe nationale, «ce qui témoigne d’un intérêt des échelons supérieurs du pouvoir».

Le soutien d’un géant pétrolier

«L’équipe nationale demeure la plus faible de la région malgré tous les investissements colossaux dans le football azerbaïdjanais. A une époque, ils avaient essayé de naturaliser un certain nombre de joueurs brésiliens et de convaincre Aleksandr Samedov [ joueur de l’équipe nationale russe d’origine azerbaïdjanaise] de changer de sélection, mais tout cela n’a pas abouti à grand-chose», note Yan Matusevich, un chercheur en anthropologie passionné par le football dans l’ex-URSS.

La culture du football s’est implantée dans le pays il y a un siècle, à travers des clubs aux identités solides. Ainsi le Neftchi, un club de Bakou, dont le nom signifie «travailleur du pétrole». Financé par le géant d’Etat du pétrole Socar, ce club domine avec son alter ego Qarabag («Karabakh») le championnat national, appelé la Premier League, disputé depuis l’indépendance de l’URSS en 1991.

A l’image de ce pays de 9,5 millions d’habitants, où les richesses sont extrêmement concentrées dans la capitale, la moitié des grands clubs s’entraînent à Bakou ou dans sa banlieue. Y compris le Qarabag, dont l’identité un peu artificielle repose sur la région disputée du même nom et récemment reconquise au cours de la guerre avec l’Arménie en octobre-novembre 2020. «L’objectif de ce club est de faire en sorte que le thème du Karabakh ne soit pas oublié et de l’utiliser pour la propagande domestique comme à l’étranger», estime Uzeyir Mammadli.

Un PSG-OM du Caucase

«Le FC Qarabag a eu beaucoup de succès ces dernières années, mais j’ai eu l’impression que c’est avant tout un projet politique et médiatique, avec peu de soutien à l’échelle locale. Le Neftchi me semble être la véritable équipe du peuple dans le pays», explique Yan Matusevich.

Aujourd’hui, le Qarabag tient le haut du pavé, grâce à des fonds bien supérieurs à ceux de ses rivaux. Mais le véritable duel qui tient en haleine le pays se déroule sur un axe nord-sud. Il se joue entre les Neftchi et les Khazars de Lankaran, grande ville du sud. Une profonde rivalité mêlée d’aspects sociaux, régionaux et culturels, un peu comme entre le PSG et l’OM en France. Avec le temps, le duel a pris des proportions géopolitiques, jusqu’à se faire appeler le «Böyük Oyun» («le grand jeu») en référence à la rivalité coloniale et diplomatique entre la Russie et le Royaume-Uni en Asie. Dans le football, on ne fait pas dans la demi-mesure.

Les esprits s’échauffent souvent, et la rivalité a culminé par des accrochages entre joueurs en 2013, jusqu’à des rixes d’aprèsmatch entre joueurs et entre supporters des deux équipes. Cette atmosphère électrique n’a guère plu aux autorités. Le Khazar Lankaran a disparu de la Premier League en 2016 pour des raisons obscures. Depuis, l’affluence des supporters au championnat a fortement diminué. «Les tribunes étaient pleines durant les années 1990. La fréquentation a baissé progressivement et, ces dernières années, le championnat joue dans des stades presque complètement vides», déplore Vougar Mamoyev, un supporter du Neftchi vivant à Bakou.

Football et formule 1

Le passage à vide du football national n’empêche pas les autorités de vouloir briller à l’international. L’accueil par Bakou de l’Euro 2020 signale un nouvel effort du gouvernement pour activer son soft power, largement basé sur la diplomatie sportive. Juste avant le tournoi, Bakou a accueilli pour la cinquième fois le Grand Prix de formule 1, donnant ainsi au président Ilham Aliyev l’occasion de se déclarer fier de présenter l’Azerbaïdjan comme un pays sportif. Selon Uzeyir Mammadli, «Aliyev évoque parfois le football dans le cadre de sa politique sportive. Mais il ne parle guère du football en particulier». Les matchs à Bakou sont une opportunité pour le président de montrer l’Azerbaïdjan sous un jour plus favorable que celui de vainqueur de la guerre du Karabakh. Vladimir Poutine avait tenté la même opération lors de la Coupe du monde FIFA en 2018 à Moscou, quatre années après l’annexion de la Crimée.

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2021-06-11T07:00:00.0000000Z

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