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En Europe, un mois estampillé football

Le 16e Championnat d'Europe des nations, qui débute ce soir à Rome avec le match Italie-Turquie dans le groupe de la Suisse, marque les 60 ans d'une compétition qui a mis du temps pour convaincre avant de devenir incontournable

LIONEL PITTET, BAKOU @lionel_pittet

L’époque n’est pas à une bizarrerie près: en ce vendredi 11 juin 2021 débute l’«Euro 2020». L’appellation n’a pas survécu par hasard au report d’une année: cette seizième édition devait permettre de fêter les 60 ans de la compétition née en 1960.

Pour marquer le coup, Michel Platini avait réussi, alors qu’il était président de l’UEFA, à faire passer l’idée d’un tournoi se déroulant dans 12 villes de 12 pays différents plutôt que dans un ou deux, comme d’habitude. Après quelques circonvolutions pandémiques, ce ne sera finalement «que» onze, mais la symbolique demeure: de Séville à Bakou, de Rome à Saint-Pétersbourg, l’UEFA a construit une Europe du ballon rond plus vaste que l’Europe elle-même.

«Le football des sélections nationales est un endroit qui permet de faire passer des messages, de manière plus ou moins dissimulée» QUENTIN TONNERRE, HISTORIEN

L’importance de l’événement, qui réunit 24 des 55 sélections nationales de la zone, se mesure en millions d’euros de retombées économiques, en dizaines de diffuseurs, en milliards de téléspectateurs. Le président slovène de l’UEFA, Aleksander Ceferin, peut même se permettre, en pleine pandémie, de mettre la pression sur les villes hôtes pour que leurs stades accueillent du public: la plupart des gouvernements obtempèrent, tandis que Dublin et Bilbao sont exclues du programme faute de fournir les garanties nécessaires. Il n’y a guère que la Coupe du monde et les Jeux olympiques pour peser plus lourd, dans les affaires publiques, que le Championnat d’Europe des nations.

Débuts timides

Il n’en fut pas toujours ainsi. Lorsque le tournoi est imaginé dans les années 1950, le projet ne fait pas l’unanimité. Les éliminatoires de la première édition de la «Coupe d’Europe des nations» – son premier nom – ne réunissent que 17 équipes et sont boudées par la République fédérale d’Allemagne, l’Italie et l’Angleterre, entre autres grandes équipes du moment.

«Beaucoup de dirigeants ne voient pas l’intérêt d’une compétition supplémentaire à la Coupe du monde, d’autant que celle-ci met encore aux prises 12 équipes européennes sur 16, note l’historien du sport Philippe Vonnard, de l’Université de Lausanne. Surtout, ils y voient une entrave à l’organisation des matchs amicaux, qui sont alors une importante source de revenus pour les fédérations.»

C’est un temps où les rivalités régionales sont mises en stade chaque année ou presque. Les Suisse-Allemagne se jouent parfois devant plus de 50000 spectateurs. La finale du premier Euro, remportée par l’Union soviétique contre la Yougoslavie (2-1), n’en réunit pas 18000 au Parc des Princes. Autant choisir ses adversaires…

Le football n’en est qu’aux prémices de sa conquête du monde. Il a vu le jour dans sa forme plus ou moins définitive au milieu du XIXe siècle, en Angleterre, et s’est organisé autour de clubs. Ceux-ci mutent en véritables communautés, leurs membres soudés autour de valeurs partagées et en opposition à d’autres équipes. Contre qui jouerait une équipe nationale? De fait, celle-ci se constitue dès que l’Ecosse, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord montent aussi leur fédération, mais ces premiers matchs internationaux passionnent moins que les derbies locaux.

Outil diplomatique

Le premier match international, Ecosse-Angleterre, a lieu dès 1872 mais le football des nations organisé, avec des sélections qui s’affrontent régulièrement dans des compétitions officielles, mettra du temps à se construire, de la création de la FIFA en 1904 à celle en 1930 de la Coupe du monde. La FIFA a vu le succès du football aux Jeux olympiques.

Au début du siècle, nombreux sont les Etats à ne pas encore faire nation – ils administrent des peuples répondant de cultures et d’histoires différentes, certains n’ayant pas de langue commune. Ils comprennent que le football en est une. «Il y a là un outil diplomatique majeur, qui peut à la fois être tourné vers l’intérieur à des fins d’unification de la population, et vers l’extérieur pour démontrer symboliquement sa puissance», souligne Philippe Vonnard.

Pendant l’entre-deux-guerres, le football est déjà «la discipline la plus suivie par les masses populaires», donc il devient «le lieu privilégié de l’expression des nationalismes», enchaîne son collègue Quentin Tonnerre, qui termine une thèse sur la diplomatie suisse et le sport.

Dans le cadre de son travail, le chercheur a découvert un épisode qui illustre bien comment le football devient une affaire d’Etat, dans le contexte de la montée du fascisme italien. «Il y a des tensions sur la scène diplomatique, entre les enjeux liés au Tessin et l’avenir incertain des relations économiques, et tout le monde fait preuve de beaucoup de prudence, raconte-t-il. Mais chaque année, des matchs de football Suisse-Italie viennent exacerber ces tensions… Non seulement les diplomates suisses se rendent compte que c’est un agenda qu’ils ne maîtrisent pas, mais en plus leur équipe nationale enchaîne les défaites sévères. En termes d’image, cela passe très mal.»

La politique s’en mêle

La suite paraît tirée d’un film: les mauvais résultats de la Nati poussent le ministre suisse à Rome, Georges Wagnière, à intervenir auprès du conseiller fédéral Giuseppe Motta, qui en réfère au Département militaire fédéral, qui contacte l’Association suisse de football et d’athlétisme. En 1932, son président Jakob Schlegel se retrouve convoqué pour une séance de crise, où on lui expose le problème: soit l’entraînement des footballeurs suisses est réformé pour que l’équipe nationale cesse de se faire corriger par les Italiens, soit son organisation peut dire adieu aux subventions fédérales.

Cette histoire permet de comprendre comment les réticences liées à la première Coupe d’Europe des nations ont pu être surmontées. En 1960, la compétition est remportée par l’URSS, devant la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie. «Symboliquement, c’est compliqué pour les grandes nations du football d’abandonner cette compétition aux pays de l’Est», remarque Philippe Vonnard. L’historien insiste aussi sur l’apparition d’une nouvelle génération de dirigeants qui sentent le vent tourner, et sur la pacification du continent, qui facilitera des rencontres sportives apaisées.

L’UEFA ne se formalise pas des critiques des fédérations nationales qui lui reprochent d’outrepasser son rôle en mettant en place sa propre compétition. Elle la développe, tandis que la professionnalisation du sport et l’apparition de médias privés lui donnent petit à petit une autre ampleur. Sa phase finale passe de 4 équipes à 8 en 1980, puis de 8 à 16 en 1996. «C’est cette année-là, en Angleterre, que l’Euro devient un méga-événement en termes d’organisation», rappelle Philippe Vonnard.

Vingt ans plus tard, en France, le tournoi se disputera pour la première fois entre 24 sélections pour devenir absolument incontournable. «L’Euro, la Coupe du monde, ce sont les deux plus belles choses dans la vie d’un footballeur», souffle le latéral de l’équipe de Suisse, Ricardo Rodriguez, qui va vivre son quatrième grand tournoi.

«Des airs de carnaval»

«Ce sont les matchs qu’on regarde sur des écrans géants au centre-ville, ceux qui attirent des gens qui ne s’intéressent d’habitude pas au football, enchaîne Raffaele Poli, de l’Observatoire du football CIES à Neuchâtel. Le football des nations a ce pouvoir, même côté féminin d’ailleurs, que les clubs n’ont pas. Et sans le marketing que peuvent déployer ces derniers pour acquérir des fans. Les sélections permettent l’expression des identités nationales, ce qui est le cas de peu de pratiques.» Selon lui, le phénomène est «plutôt bien vu de nos jours» et donne aux semaines de compétition «des airs de carnaval» avec les drapeaux déployés aux fenêtres et dans la rue, dans une bonne humeur quasi générale.

Pourtant, les enjeux diplomatiques sérieux ne sont jamais loin. Cette semaine, la fédération russe a adressé une lettre à l’UEFA pour dénoncer le maillot que devait porter la sélection ukrainienne à l’Euro. Il y figure la carte du pays, y compris la Crimée, annexée par la Russie en 2014, ainsi que des territoires contrôlés par des séparatistes pro-russes. Le tracé reproduit sur le maillot correspond aux frontières reconnues du pays, mais Moscou s’offusque également des slogans patriotiques affichés: «Gloire à l’Ukraine! Gloire à nos héros!» Jeudi, l’UEFA a jugé «politiques» ces références à des slogans popularisés lors du soulèvement antirusse de la place Maïdan en 2014, et a imposé à l’Ukraine de changer de maillot.

«Le sport aime se présenter comme un simple outil de pacification des relations internationales, observe l’historien Quentin Tonnerre. Cet exemple montre que ce discours ne tient pas dans les situations de crise. Le football des sélections nationales est un endroit qui permet de faire passer des messages, de manière plus ou moins dissimulée.» L’Euro 2020 n’y échappera pas. Même en 2021.

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