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Genève, quand la glace s’est brisée

STÉPHANE BUSSARD @StephaneBussard

Les 19 et 20 novembre 1985, Genève accueille le sommet entre les présidents américain et russe, Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev. Trentesix ans plus tard, et avant la rencontre Biden-Poutine, l’interprète du leader soviétique et l’ex-correspondant de CBS à Moscou reviennent sur ce moment clé de la guerre froide à travers quelques anecdotes qui ont ponctué ces deux jours historiques.

Un peu plus de trentecinq ans avant le sommet Biden-Poutine du 16 juin, Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev se rencontraient à Genève.

Avec le recul, l'interprète du leader soviétique, Pavel Palazhchenko, et l'ex-correspondant de CBS à Moscou, Marvin Kalb, jettent leur regard sur ce moment clé de la guerre froide

Un peu plus de trente-cinq ans après la rencontre Reagan-Gorbatchev, Genève accueille un nouveau sommet entre les chefs de la Maison-Blanche et du Kremlin, Joe Biden et Vladimir Poutine. Depuis cet événement clé de la diplomatie bilatérale en pleine guerre froide, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts du Potomac et de la Moskova. Mais la relation entre Washington et Moscou demeure médiocre.

Chaleur et cordialité

Pour Pavel Palazhchenko, 72 ans, peu importe. De tels sommets revêtent une grande importance. Interprète de Mikhaïl Gorbatchev de 1985 à 1991, il était à Genève ce fameux mois glacial de novembre 1985. Contacté par Le Temps, cette figure indissociable de «Gorby» dit se souvenir encore de l'atmosphère qui régnait lors du sommet entre le président américain et le premier secrétaire du Parti communiste d'URSS: «J'ai été impressionné par la chaleur et la cordialité des deux leaders et de leurs épouses lors d'un dîner intime à l'ambassade soviétique. Ils ont partagé des histoires et des blagues. Gorbatchev a même cité la Bible, relevant qu'il y avait un temps pour tout: un temps pour naître et un temps pour mourir, un temps pour jeter des pierres et pour les ramasser. Reagan abonda dans le même sens, soulignant qu'il était temps pour les deux puissances de travailler ensemble.» A l'époque chargée de communication pour la police genevoise, Danielle Maillefer confirme l'ambiance se dégageant de l'événement: «Ce qui m'a frappé, c'est la jovialité de Reagan. Quand il rentrait dans le restaurant de l'Intercontinental, il serrait la main de tout le personnel. Gorbatchev paraissait beaucoup plus froid quand il est arrivé. Mais quand il est reparti, il avait le sourire.»

Décontraction et sérieux. Reçus par Kurt Furgler à la Gandole, une demeure du XIXe siècle au Creux-de-Genthod, les chefs des deux grandes puissances ne boiront pas une goutte d'alcool, rapportent les journalistes. S'adressant au dirigeant soviétique, le président de la Confédération prononcera ces mots: «Vous êtes en mesure, vous et le président Reagan, d'influer positivement sur le destin de l'humanité et de poser des jalons sur le chemin de la paix.» Pour que l'événement soit un succès, la Suisse et Genève se plient en quatre pour accueillir, notamment, 3500 journalistes. Ex-diplomate suisse, Georges Martin se souvient: «Berne avait délégué l'ambassadeur Johannes Manz pour s'occuper du protocole. Un personnage que les Américains avaient surnommé «Napoléon». C'est dire!»

«Même si tout suivait une chorégraphie millimétrée, l'objectif du tête-àtête, en particulier à la villa Fleur d'Eau à Versoix, c'était de développer une relation personnelle, estime Philippe Mottaz, à l'époque correspondant de la TSR à la Maison-Blanche et présent à la villa au bord du Léman. C'est ce type de rencontre qui poussera d'ailleurs la première ministre britannique Margaret Thatcher à déclarer plus tard qu'il était possible de «faire des affaires» avec Gorbatchev.»

En 1985, la guerre froide bat encore son plein. Mikhaïl Gorbatchev vient d'accéder, le 11 mars, au poste de secrétaire général du Parti communiste d'URSS. Ronald Reagan, à la Maison-Blanche depuis janvier 1981, lance deux ans plus tôt son Initiative de défense stratégique connue sous le nom de «guerre des étoiles», un projet jugé «ultra-impérialiste». Les arsenaux nucléaires des deux superpuissances sont considérables. En marge du sommet, la figure américaine des droits civiques Jesse Jackson tient une conférence de presse à Genève: «Nous avons apporté avec nous 1,25 million de signatures d'Américains appelant à une interdiction des essais nucléaires.» Parallèlement, une cinquantaine de personnes issues de l'organisation DeBLOCons et des Jeunesses socialistes révolutionnaires occupent la cathédrale Saint-Pierre et sonnent le tocsin à intervalles réguliers. Leur message: «Troupes d'USA et d'URSS hors d'Europe.»

Désarmement nucléaire

Le désarmement est un thème majeur du sommet. On ne souhaite plus vivre une crise des missiles de Cuba comme en 1962. Pavel Palazhchenko le confirme: «Les deux dirigeants étaient en profond désaccord sur plusieurs questions, mais étaient déterminés à normaliser leurs relations. Ils ont donné à leurs négociateurs des directives claires sur la nécessité de réduire les armes nucléaires en leur possession. Tous deux rejetaient fermement l'arme nucléaire comme arme de guerre. Selon ce que j'ai vu et entendu à Genève en 1985, j'ai vraiment eu le sentiment que cela pouvait rapprocher les deux pays.» Professeur émérite d'histoire à l'Université de Genève et longtemps responsable des Documents diplomatiques suisses, Antoine Fleury le rappelle: «A ce moment, les tensions étaient extrêmement fortes. En Allemagne, de nombreuses manifestations dénonçaient la présence d'euromissiles américains Pershing.»

Avant le sommet de 1985, à Genève, personne n'ose nourrir l'espoir d'une fin de la guerre froide. Une telle perspective avait d'ailleurs déjà été évoquée en 1955, souligne Antoine Fleury. «Lors de la rencontre genevoise des quatre grands (l'Américain Eisenhower, les Russes Khrouchtchev et Boulganine, le Britannique Eden et le Français Faure), on pensait que la fin de la guerre froide allait être décrétée dans le cadre de la Conférence Atoms for Peace. Ce ne fut pas le cas, mais depuis cette date, Genève deviendra une place diplomatique prisée des Russes.»

Correspondant de CBS à Moscou à partir de 1960, Marvin Kalb, 91 ans, explique au Temps le momentum de Genève: «La nomination de Gorbatchev à la tête de l'URSS fut un tournant. Plus que tout autre, il voulait réformer le système communiste, une ambition qui s'avérera impossible. Mais son attitude, très différente des autres dirigeants soviétiques, a ouvert la porte à une «accommodation» Est-Ouest qui mènera finalement à Genève. Il était prêt à un changement radical dans les relations avec l'Occident, car il espérait qu'il allait permettre l'avènement d'une Russie réformée où les citoyens pourraient bénéficier d'un meilleur niveau de vie. Quant à Reagan, il voulait modifier son image de guerrier pour apparaître davantage comme un président cherchant la paix avec son principal adversaire. Aux Etats-Unis d'ailleurs, le sommet de Genève fut perçu comme un joli coup de Reagan.»

Dynamique de coopération

Si, aujourd'hui, on se demande bien ce qui sortira de la rencontre Biden-Poutine, le sommet de 1985 a, plus qu'un résultat concret, enclenché une dynamique de coopération. Entre Reagan et Gorbatchev, les échanges ont été parfois très vifs, le second tapant même du poing sur la table et brandissant son index vers le premier quand celui-ci doutait du caractère pacifique de l'URSS.

La Pravda, quotidien du Parti communiste soviétique, affirmera, peu après Genève, que les deux dirigeants «ont trouvé un terrain d'entente permettant de poser les fondations d'un meilleur climat international». De retour aux Etats-Unis, Reagan s'exprimera devant le Congrès: «Nous avons encore un long chemin à parcourir, mais au moins nous sommes dans la bonne direction. […] Je ne peux dire que nous sommes tombés d'accord sur des sujets fondamentaux comme l'idéologie ou les objectifs nationaux, mais nous nous comprenons mieux.»

La déclaration commune de Genève fait mention de possibilités de négocier une réduction des arsenaux nucléaires. Une perspective qui se concrétisera en 1987 par l'adoption du Traité sur les forces nucléaires intermédiaires. Antoine Fleury conclut: «Genève a été un détonateur. Le fait que Gorbatchev composait avec l'Occident a donné des signaux clairs à certains satellites de l'URSS, dont la Pologne de Lech Walesa. Mais paradoxalement, si l'URSS se montrait ouverte à une forme de modernité, des pays du bloc de l'Est – comme la Roumanie, la Tchécoslovaquie et la RDA –, désemparés, se crispaient.»

Quatre ans après Genève, la chute du mur de Berlin marque la fin de la guerre froide. Un événement auquel le sommet genevois Reagan-Gorbatchev peut se targuer d'avoir contribué.

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