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L’AUTRE MÉDOC, LOIN DU PRESTIGE DES GRANDS CRUS

JEAN-FRANÇOIS SCHWAB

Dans ses nouvelles, Yan Lespoux capte l’isolement et l’attachement à ces landes marécageuses qui s’étirent hors des zones touristiques. Un premier livre qui révèle une plume et un regard

◗ A l’ouest, l’océan Atlantique, à l’est, l’estuaire de la Gironde, au nord, la pointe de Grave, et au sud, la forêt des Landes et les marais de Bruges.

Le Médoc, on l’oublierait presque, est une très large presqu’île au-dessus des têtes du bassin d’Arcachon et de Bordeaux, et où il n’y a pas que des vignes. Certes, côté vitrine, il y a le Médoc viticole, celui des appellations régionales, des prestigieux châteaux et des grands crus classés: médoc, saint-estèphe, pauillac, saint-julien, haut-médoc, listrac-médoc, moulis et margaux. Mais côté arrière-boutique, bien loin des grands domaines, il y a le Médoc des Landes, celui des forêts de pins, des marécages, des lacs, des animaux des bois, des chasseurs et du brouillard.

Qui connaît vraiment ce Médoc-là, moins léché, plus rural, entre vignes et océan, à part celles et ceux qui y vivent? Certainement pas les amateurs de Château Lafite-Rothschild ou les surfeurs. Yan Lespoux, né en 1977, a grandi dans ce coin de Nouvelle-Aquitaine. Enseignant d’occitan à l’Université Paul-Valéry à Montpellier, créateur du blog de référence pour les polars et romans noirs, «Encore du Noir!» (www. encoredunoir.com), il revient sur ces terres d’ombre avec Presqu’îles, son premier livre, un recueil de 33 courtes nouvelles.

CERF MAJESTUEUX

Si chaque histoire, chaque tranche de vie, est un bref instantané, ce sont pourtant une patience et une précision de narration ainsi qu’une extrême attention aux personnages qui frappent dès les premières lignes. C’est bien un archipel de solitudes qui se déploie ici, dans les teintes franches de polaroïds qui captent l’instant comme des buvards. Aucune précipitation dans l’écriture de Yan Lespoux, il fixe ses «pris sur le vif» avec soin, retient un détail, un dada, une routine. L’encre bleue, grise ou noire de l’écrivain semble avoir été élevée dans de vieux fûts de chêne. Elle a du goût, de la texture et du caractère. Chaque micro-histoire reste longtemps en bouche.

On rencontre une vieille dame préférant mourir plutôt que de dévoiler son coin secret de champignons ou un jeune obstiné à ne pas partager le chevreuil qu’il a tué avec d’autres chasseurs. On devine un concert fantôme des Pogues ravivant des souvenirs d’adolescence. On assiste au premier noyé de la saison qui «rythme l’année». On croise un vieux monsieur se rendant sur la plage voir une dernière fois l’épave d’un bateau; un quincaillier qui se fait justice lui-même et un cerf majestueux qui assiste, indifférent, à la déchéance solitaire d’un homme.

CHARME NOIR

«Il faut être encore un peu patient. Après tout, il n’habite ici que depuis trente ans»: Yan Lespoux aborde avec un humour grinçant la question de la légitimité de l’appartenance définitive à une région ou à une communauté locale, et la difficulté de s’y implanter. Dans trois nouvelles intitulées Etrangers, le

Parisien, le Charentais et même le Bordelais en prennent pour leur grade, aux yeux impitoyables des gens du cru. Même l’enfant du coin, parti un jour et revenu des années après, «n’est plus d’ici».

Savoir regarder et ensuite décrire le charme noir de l’envers d’un décor est l’une des marques des bons écrivains. Yann Lespoux a ce coup d’oeil, cette lente absorption des êtres et des lieux longtemps observés. Ses instantanés donnent corps (et âme) à l’attachement pour un territoire, au sentiment d’y être enraciné. Ils mettent des mots sur l’isolement qu’imposent ces terres presque insulaires, sur les rêves de départ, le besoin de rester, l’ennui, le silence, les jalousies, les pulsions meurtrières parfois. Au bout du terroir, ces nouvelles touchent à l’universel.

Livres

fr-ch

2021-05-08T07:00:00.0000000Z

2021-05-08T07:00:00.0000000Z

https://letemps.pressreader.com/article/282080574709599

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