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UNE ÉDUCATION FÉMININE EN TROIS PRISONS

ISABELLE RÜF

A la fin du XIXe siècle, une vie en marge, vue par une historienne et poétesse

Jeanne L’Etang est une figure imaginaire qui réunit en elle les destinées de nombreuses bâtardes, orphelines, enfants abandonnées et prises en charge par l’Etat au XIXe siècle. Sa vie s’inscrit dans un mouvement circulaire – trois maisons, trois clôtures. Elle naît en 1856 dans la forêt, petite bâtarde, aussitôt cachée dans une soupente. Elle y restera enfermée jusqu’à ses 8 ans, lovée dans les plis des robes de Maman Dora. Une éducation au silence que seuls viennent troubler les cris des rues de Paris et les invectives de Maismaman, la grand-mère.

Maman ne parle pas en mots mais en ombres chinoises, en tissus fabuleux, en dessins, en broderies. Jeanne apprend à s’exprimer avec l’aiguille. «Tant qu’on aime, on grandit», mais un jour la petite devenue trop grande saute par la fenêtre. Jetée dans un bateau avec une cargaison d’orphelines, elle aboutit à la Salpêtrière. Huit ans encore d’un autre enfermement. A 16 ans, elle s’enfuit vers une nouvelle prison, le cocon d’une maison close. Douze ans de prostitution de luxe pour Jeanne la muette, au bout desquels on la retrouve à la Salpêtrière, internée au quartier des folles. C’est l’avant-dernière étape avant le retour à la tanière originelle, après trente ans d’errances.

L’AMITIÉ DE DEGAS

Jeanne la folle, l’Alouette du bordel, l’enfant mutique, incarne les femmes perdues en cette cruelle fin de XIXe siècle. Ecrivaine, performeuse, Perrine Le Querrec est aussi historienne. Elle aborde le destin de Jeanne avec le langage de la poésie et les outils de la documentation. Pour dire les premières années de la petite, dans l’extension du ventre maternel, elle convoque une langue sensuelle, imagée, rythmée par les abécédaires qui composent l’éducation de Jeanne. La rude éducation de la Salpêtrière, cette ville dans la ville, chef-d’oeuvre de contrôle et de classification, rassemble tout ce que la société a rejeté: filles sans famille, malades, folles, délinquantes. Toujours muette, Jeanne y découvre la complicité de la chambrée, l’atelier de raccommodage, dans le froid et la faim des jours de la guerre puis de la Commune. Le bordel: une autre forme de captivité, mais aussi la douceur consolatrice des amours féminines, l’amitié de Degas qui dessine longuement la beauté de Jeanne.

C’est malade, épuisée, qu’elle revient à la Salpêtrière, dans le service du très charismatique professeur Charcot. Le jeune Freud y effectue un stage, impressionné par la lecture du langage des corps, la fermeté du diagnostic, la nouveauté des soins: hypnose, hydrothérapie. Peu à peu, Jeanne «quitte les rivages de la folie», trouve la parole et renoue, désormais seule mais apaisée, avec le lieu maternel. La démarche de Perrine Le Querrec doit aux travaux de Michel Foucault, relus au prisme de la poésie et de l’empathie. Elle est enrichie d’une très vaste documentation iconographique.

Livres

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2021-05-08T07:00:00.0000000Z

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