Le Temps epaper

Entre Genève et Buenos Aires, sur les pas plus ou moins imaginaires de Borges

GAUTHIER AMBRUS Edward Bizub présentera son livre le mercredi 12 mai à 19h à la Fondation Bodmer (sur inscription). fondationbodmer.ch

Grand spécialiste de Proust et de Beckett, Edward Bizub chemine sur les traces de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges avec pour guides son oeuvre et ses ancrages, de Genève à Buenos Aires, et retour. Captivant

◗ Il n’a fallu qu’une poignée de nouvelles – le recueil Fictions, paru en 1944 – pour faire de Jorge Luis Borges l’un des écrivains les plus influents du XXe siècle, mais aussi l’un des plus déroutants. Comme on l’a écrit à son sujet, Borges se mérite. Il a fait de la littérature un jeu, mais un jeu profond et implacable, puisqu’il se confond avec la réalité elle-même, dont il arpente les paradoxes. C’est pourquoi son oeuvre est à la fois très intellectuelle et profondément ancrée dans les plis de l’expérience vécue, comme s’il y avait derrière celle-ci un mystère à percer et un secret à révéler, que seule la littérature serait en mesure d’assumer.

Cette quête, Borges l’a menée en parallèle dans ses fictions et dans ses essais critiques, estompant les frontières entre savoir et imaginaire. La culture universelle y apparaît comme une gigantesque mystification, mal posée sur les béances du comportement humain. Un peu égaré dans les éclats du bruyant XXe siècle, l’écrivain argentin reste au fond une énigme que le siècle précédent a laissée au nôtre. Et si le noeud se trouvait d’abord dans la vie de Borges, lui qui pensait que la biographie d’un écrivain ne se distingue pas de son oeuvre? C’est le pari que relève Edward Bizub, grand spécialiste de Proust et de Beckett, dans un essai qui se présente comme une invitation au voyage à l’intérieur de l’univers borgésien, de Genève à Buenos Aires, et retour.

Pour s’orienter, l’auteur a une boussole, ou plutôt deux, puisque le territoire à explorer est double: réel et fictif. Il y a d’abord la brève autobiographie que Borges rédigea à la fin de sa vie. Mais comment croire sur parole un joueur d’une telle virtuosité? Edward Bizub a donc raison d’y superposer ses nouvelles et ses poèmes, lus comme un palimpseste où l’on accède à des strates de vie effacées. On peut aller ainsi plus avant dans les ressorts de la création, en multipliant des éclairages qui révèlent à leur tour d’autres fonds ténébreux.

Peu d’existences autant que la sienne ont été rythmées par la géographie, et c’est donc peut-être par là qu’il faut commencer. Borges est né sous le signe de la division, qui a réglé presque tous ses pas. Division des quartiers de Buenos Aires où il habite successivement, zigzaguant entre centre et périphérie et, plus essentielle encore, entre les différentes cultures familiales, puisqu’il grandit dans un milieu en partie anglophone. Le va-et-vient s’étend aux continents lorsque ses parents déménagent à Genève, où Borges finira sa scolarité. Les années qu’il y passe le marquent profondément, même s’il en garde des impressions contradictoires. De retour à Buenos Aires, il redécouvre sa ville natale avec passion et coupe les ponts avec les mouvements littéraires du Vieux-Continent. Déraciné, Borges s’invente alors une identité d’écrivain, la seule possible.

SÉRÉNITÉ AU BOUT DU CHEMIN

Ultime coup de théâtre, en forme de boucle: désormais aveugle, il revient brusquement à Genève dans les dernières années de sa vie. Pour y mourir, mais non sans avoir trouvé auparavant une forme de sérénité, comme on le lit sur la plaque posée en son honneur dans la Vieille-Ville. La Suisse lui semble pouvoir relayer les utopies inaccomplies du siècle déjà presque écoulé: il l’imagine s’élargissant un jour aux dimensions du globe pacifié à son image.

Quand on arrive au bout du livre, les repères et les silhouettes se brouillent. L’énigme reste, bien entendu, sans solution. Mais les termes dans lesquels elle se pose se sont considérablement enrichis. On se dit qu’Edward Bizub, qui parcourt à la première personne maints lieux de son étude, a fini par se fondre au sein de cet univers mi-réel, mi-imaginaire qu’il investigue avec brio.

News

fr-ch

2021-05-08T07:00:00.0000000Z

2021-05-08T07:00:00.0000000Z

https://letemps.pressreader.com/article/282037625036639

Le Temps SA