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«IL ME SUFFIT DE FERMER LES YEUX ET JE VOIS NEW YORK, GENÈVE, TEL-AVIV…»

LISBETH KOUTCHOUMOFF ARMAN @LKoutchoumoff

Shmuel T. Meyer a reçu mardi le Prix Goncourt de la nouvelle pour «Et la guerre est finie…», une trilogie d’où s’échappe une farandole de personnages pris dans les pièges de l’Histoire et les volutes de jazz. Edité par la maison genevoise Metropolis, l’écrivain se décrit comme «Suisse de coeur»

Un grand sourire chaleureux surgit sur l’écran de l’ordinateur: Shmuel T. Meyer nous parle depuis les environs de Binyamina, en Israël. Un soleil généreux se déverse depuis une fenêtre, sur sa gauche. Dès sa deuxième dose de vaccin reçue à Paris, où il vit, l’écrivain a pris l’avion pour rendre visite à ses petits-enfants, qu’il n’avait pas vus depuis le début de la pandémie. Et c’est donc en famille et pas loin de la mer qu’il a appris qu’il était le lauréat 2021 du Prix Goncourt de la nouvelle pour sa trilogie Et la guerre est finie…, trois recueils réunis dans un coffret par les soins des éditions genevoises Metropolis.

En tout, 40 nouvelles, tassées comme une liqueur forte, d’où s’échappe une farandole de personnages, pris dans les remous des Trente Glorieuses, de New York à Paris, de Saint-Luc en Valais aux kibboutz des alentours de Césarée. Les destinées se croisent et se répondent, d’une nouvelle à l’autre, à l’image des guerres dont les effets, sur les corps, dans les coeurs, se font sentir bien après la fin des combats.

PULSATIONS JAZZ

Couleurs des ciels, odeurs des villes, pulsations jazz: Shmuel T. Meyer place immédiatement le lecteur dans un bain sensoriel enveloppant. «Toute la puanteur contenue dans l’éponge poisseuse de New York s’était répandue dans la pièce qui tenait lieu de salon et de salle à manger. Tous les objets de la pièce se couvrirent d’une pellicule de sueur», lit-on dans le troisième tome, The Great American Disaster. Les visages et les tempéraments s’imposent en trois coups de crayon: «Guédalia était un ch’aver (camarade) râblé du Minnesota. Il compensait sa petite taille par une barbichette mal taillée et une réserve bourrue des plus antipathiques qui lui promettait encore des années de célibat.» Quelques pages et les destinées chancellent sous le poids du passé et des blessures impossibles à recoudre. Cette fraternité de cabossés avance cahincaha tandis que le rire tendre de l’auteur perce çà et là sous la forme d’adresses au lecteur.

FAIRE LA GRIMACE

«J’aime qu’il n’y ait rien en trop», lance-t-il pour expliquer son goût pour la nouvelle. Il préfère les sprints aux courses de fond. Et tant pis si le monde éditorial français fait la grimace devant la forme brève. L’existence même de ce Prix Goncourt de la nouvelle indique que le genre est tenu à distance et qu’il ne peut concourir pour le Prix Goncourt remis au mois de novembre. Les recueils de nouvelles se vendent mal, soupirent les éditeurs, seul le roman aurait les faveurs du public. Heureux les écrivains anglophones qui ne subissent pas ces barrières: Raymond Carver, Flannery O’Connor, ou Alice Munro, pour ne citer qu’eux, ont fait de la nouvelle leur moyen d’expression privilégié. «Trois maîtres pour moi. Tout comme Italo Calvino ou Tchekhov», poursuit Shmuel T. Meyer qui a signé quatre recueils de nouvelles (et deux romans) avant ce bouquet-ci, paru en mars.

Comment est née cette trilogie? «De ma graphomanie sans doute, convient-il en riant. Je dois écrire tous les jours. Certains écrivains voient dans leur tête le film de ce qu’ils sont en train d’écrire. Ce n’est pas mon cas. Mon univers mental a été nourri par les livres et par la peinture. Je fonctionne un peu comme un peintre. Je choisis d’abord le lieu où j’aimerais être. J’écris pour être ailleurs que là où je suis… Et je commence à peindre le fond du tableau, la géographie, le paysage.» Et la

guerre est finie… est un grand flash-back dans les Trente Glorieuses, cet après-guerre euphorique, gonflé de rêves politiques et messianiques qui se sont noyés

dans la violence et la désillusion. «J’ai grandi dans les années 19601970. Une colère m’habite quand je pense au gâchis de ces années. J’ai envie de demander pardon à mes parents pour m’être révolté contre eux et à mes petits-enfants pour l’état du monde que nous leur laissons.»

L’EFFARANTE BEAUTÉ DES LIEUX

Né à Paris en 1957 dans une famille juive alsacienne ancrée à gauche, Shmuel arrive à la pension Valcreuse à Lausanne à l’âge de 13 ans. Il y reste jusqu’au baccalauréat et noue des amitiés qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. Genève est alors la ville des sorties du week-end, de la liberté. Depuis, l’écrivain cultive un attachement indéfectible à la ville du bout du lac dont il a fait un livre, paru en 2013 chez Metropolis déjà Ah j’oubliais l’effarante

beauté des lieux. «Souvent, les gens s’étonnent de mon amour pour Genève. Le grand ami de mes années de pension y vit toujours. Je m’y rends régulièrement. J’associe la ville au personnage d’Ariane dans Belle du

Seigneur d’Albert Cohen. Avec les deux rives du lac et le fleuve qui la traverse, Genève recèle une multitude d’odeurs. Genève sur le Rhône ne ressemble pas à Genève sur le lac. Elle présente une multitude de facettes. On y voit la montagne de partout mais sans que jamais elle ne vous écrase.»

DORMIR FACE À CALVIN

Après le bac commence une suite de voyages, ou de fuites, dont on trouve les échos dans Et la guerre est finie… Retour à Paris, tout d’abord, «pour faire semblant de suivre des études de philosophie à la Sorbonne et se laisser happer par la rue et les manifs». Détour par Londres, soi-disant pour apprendre l’anglais. Retour à Paris pour tout de suite décamper et éviter le service militaire. Sans domicile fixe, il fait du stop jusqu’à Genève où il dort au parc des Bastions, juste en face de la statue de Calvin. «J’étais terrorisé.»

Secouru par ses amis le lendemain, il poursuit en stop jusqu’à Florence, en Italie. Nouvelles amitiés dans une communauté de militants d’extrême gauche, Lotta continua. Dans l’Italie des années de plomb, la police repère vite ce jeune Français déserteur. Il doit quitter le pays. Impossible de rentrer en France. Il est mis dans un avion, aller simple pour Israël. «Et naturellement, j’ai atterri dans un kibboutz.»

DROITS ET DEVOIRS

Cette expérience de kibboutznik fournit la matière première d’un volume de la trilogie. «L’individualisme n’est pas mon idéal, j’appartiens encore à un courant du XVIIIe siècle, les Lumières. J’appartiens aussi au marxisme, je suis un héritier de toute cette période. Et nous voilà aujourd’hui confronté à un individualisme terrible qui fait que l’on n’a plus de devoirs sociétaux. Deux mots résument notre société actuelle: moi aussi. Or Lévinas le formule très bien: «Je n’existe que parce que l’autre existe.» J’ai des devoirs envers l’autre avant d’avoir des droits.»

Paris, Londres, les kibboutz de Binyamina, New York, SaintLuc: sous la plume de Shmuel T. Meyer, les lieux ont la force de personnages. «Certaines villes s’imposent en moi. Il me suffit de fermer les yeux pour les voir et les sentir. J’ai pu vivre à New York ou en Italie avant que les villes ne soient nettoyées. J’ai connu Rome quand les rues sentaient le prosciutto et la mortadelle. Tout est climatisé et aseptisé aujourd’hui.»

Shmuel T. Meyer est déjà dans l’écriture du prochain livre. «On y voit Trotski dans son train blindé en pleine guerre civile russe. J’ai besoin de régler quelques comptes avec mes années militantes…» Le soleil de Binyamina brille encore plus qu’au début de la conversation. L’Académie Goncourt doit lui remettre son prix en juin à Paris. Plus tard, dans l’été, il aimerait se rendre à Genève. «J’ai besoin de marcher aux Eaux-Vives. D’aller manger une longeole à Presinge. De revoir le port de Corsier.»

Livres

fr-ch

2021-05-08T07:00:00.0000000Z

2021-05-08T07:00:00.0000000Z

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