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ALICE ZENITER, LECTRICE CRITIQUE

SALOMÉ KINER t @salome_k

Dans «Je suis une fille sans histoire», la romancière française questionne avec une irrévérence jubilatoire la fabrique des représentations et son empreinte sur nos imaginaires.

Dans «Je suis une fille sans histoire», Alice Zeniter mène une enquête drolatique et rafraîchissante sur la fabrique des représentations. Un manuel de lecture critique où l’on croise Sherlock Holmes, James Bond et Anna Karénine

◗ Alice Zeniter avait 8 ans quand elle a voulu couper ses cheveux et se faire appeler Nicolas. Aujourd’hui, elle sait pourquoi elle rêvait sa vie dans celle d’un garçon: «C’est à cause de la fréquentation des univers fictifs. Chaque fois qu’une trajectoire me paraissait désirable, elle était menée par un héros masculin.» Aujourd’hui, plutôt que de changer de peau, Alice Zeniter préfère questionner la fiction en publiant Je suis une fille sans histoire, une plongée stimulante dans la fabrique des représentations. On y croise, pêle-mêle, James Bond, l’homme des cavernes, Shrek, Sherlock Holmes, l’économiste Frédéric Lordon et Alice Zeniter elle-même, en tenue de nageuse, de voyageuse, de «guérillère» ou de romancière, selon qu’elle décortique les dessous de la sémantique ou la place des femmes dans le roman.

LA SINGULARITÉ DU HÉROS

Emma Bovary, Anna Karénine, la Princesse de Clèves: à côté de ces trois destins sacrifiés à l’amour, pourquoi si peu de pirates, de scientifiques ou de serial killeuses habitent-elles les classiques de la littérature? Aussi vrai qu’on peut lire et croire que la terre est ronde, on a pu lire et croire Baudelaire quand il définit la beauté sous les traits d’une femme «aux chevilles délicates». Projection, adhésion, c’est ainsi qu’on finit même par se convaincre que l’homme, tel que nous le présentent les chefsd’oeuvre populaires de l’Iliade à Games of Thrones, se réalise principalement par la conquête.

Au téléphone, quand on l’invite à partager ses outils de lecture critique, Alice Zeniter dit se méfier de «tout ce qui tourne autour de la singularité du héros, du self-made-man. Un sujet n’est jamais seul. Alors, quand on me propose un personnage qui semble s’être fait tout seul, je me dis qu’il y a un mensonge. Il peut être là pour des raisons de simplicité narrative. Mais il peut aussi ressembler à une forme de propagande politique qui dirait que la volonté est une force qui dépasse les déterminismes sociaux. Donc je chausse mes lunettes et je m’interroge: est-on encore dans l’éloge de la singularité sublime ou laisse-t-on une place à ces paramètres extérieurs?»

Car les fictions n’ont pas que la capacité de nous divertir. Elles nous éduquent et façonnent notre vision du monde, pour le meilleur et pour le pire. En écrivant L’Art de perdre, son roman multi-primé, elle se souvient avoir eu «l’impression que je pouvais raconter une histoire mal connue, […] qu’en créant des personnages comme Ali, Hamid ou Yema, je pouvais changer dans l’esprit des lecteurs et des lectrices le sens qu’avait pour eux le mot harki avant la lecture».

UN AGENT DOUBLE

Pour démontrer l’impact du récit sur notre vision du monde et de l’altérité, Alice Zeniter élargit son enquête à la narration du réel, un agent double aux effets pernicieux ou mobilisateurs. Quand un média titre sur la dette publique en la comparant au «naufrage du Titanic», il transforme des chiffres abstraits (le montant de la dette) en une projection dramatique: un accident spectaculaire et l’une des scènes les plus poignantes du cinéma. Dans notre inconscient de lecteur, la dette publique devient ainsi une catastrophe. Ce faisant, le média a créé une «machine affectante» qui nous donne à voir « des causes ou des choses qui étaient jusque-là lointaines ou invisibles».

Le récit est donc à la fois moyen de connaissance et de manipulation. Il a le pouvoir de cacher ou de révéler des idées, et de nous y faire adhérer. Il peut s’agir, selon les époques et les lieux, de la fonte des glaciers ou de l’inanité du clitoris. Puisant librement dans les textes d’Umberto Eco, d’Aristote, d’Ursula Le Guin ou de Baptiste Morizot, Alice Zeniter déploie une pensée véloce et vigoureuse qui fait de cet ouvrage un formidable manuel de vulgarisation. Après un enchaînement maîtrisé de pirouettes et de sauts périlleux dans les coulisses du récit, elle retombe habilement sur ses pieds pour exécuter son final: une magnifique révérence à l’adresse «des histoires qui, un temps, n’ont jamais été dites mais qui ont fini par venir à la parole», principalement portées par des autrices contemporaines.

Les fictions nous éduquent et façonnent notre vision du monde, pour le meilleur et pour le pire

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2021-05-08T07:00:00.0000000Z

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