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Quelle est la couleur du mot «bleu»?

ÉLÉONORE SULSER @eleonoresulser

◗ «Je suis la seule à savoir de quel bleu est l’écharpe bleue de cette jeune femme dans ce livre», écrit Marguerite Duras dans La Vie matérielle.

J’ai repris ce texte disparate de celle qui signa Le Ravissement de Lol V.

Stein, parce que son titre m’a semblé faire écho à la période que nous traversons. Une période où le matériel, celui qui peuple nos vies, a repris une place centrale: les ustensiles de cuisine, les objets de bureau, nos meubles, ce qu’on commande par internet, ce que l’on peut – ou pas – acquérir au gré des confinements, ces murs qui nous abritent ou nous enferment, ces masques qu’il faut toujours avoir avec soi, ces informations sur nos corps qui comptent soudain tellement…

La Vie matérielle, selon Marguerite Duras, est bien plus vaste, bien plus vagabonde, bien plus fantasque que ce qui m’a amenée à rouvrir ce vieux poche. Il n’empêche que sa couverture est une liste de courses, presque semblable aux miennes. Sauf qu’elle est aussi de Marguerite Duras, nous dit le quatrième de couverture. J’aurais dû m’en douter: sous «Nescafé», il est écrit «nuoc-mâm».

Je navigue donc dans La Vie matérielle où Duras revendique, en avant-propos, une écriture «flottante», des «allers et retours entre moi et moi, entre vous et moi dans ce temps qui nous est commun». Un temps qui, soit dit entre parenthèses, paraît déjà lointain: le livre a été publié en 1987.

Néanmoins, je cherche dans ce texte, un écho à ma vie présente et j’en trouve quelques-uns. Mais ce qui me frappe le plus a – de nouveau – à voir avec la lecture et l’écriture, avec l’imaginaire. Ce que je retiens de La Vie matérielle, c’est cette «écharpe bleue» qui soudain s’est détachée en couleur du noir et blanc de ces pages.

«Je suis la seule à savoir de quel bleu est l’écharpe bleue de cette jeune femme dans ce livre», écrit donc Marguerite Duras, évoquant ce qu’un auteur peut partager ou pas, ce qu’il sait ou ne sait pas des personnages qu’il met en scène. Jalousie de la romancière qui revendique la propriété de ce qu’elle crée. Mais pas seulement. Car cette solitude et ce savoir face au bleu, devant le mot «bleu» qui dit l’écharpe, la lectrice ou le lecteur peuvent l’éprouver tout autant. Ils peuvent se montrer jaloux à leur tour du bleu de cette écharpe qui n’appartient qu’à eux. Jamais Duras ne saura quel est «leur» bleu.

Certes l’écharpe de Marguerite Duras nous demeure à jamais inconnue, tout comme son Nescafé, son nuoc-mâm ou le rouge du «canapé rouge» qui donne son titre à un autre chapitre de La Vie matérielle. Mais personne ne peut non plus dérober à celui ou celle qui lit le bleu unique de cette écharpe et le rouge sans pareil de ce canapé. ■

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2021-05-08T07:00:00.0000000Z

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