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POUR METTRE FIN À LA «TYRANNIE DU MÉRITE»

MARK HUNYADI t @encontexte

Face à la montée des populismes, du Brexit à Donald Trump, Michael Sandel, professeur de philosophie politique à Harvard, poursuit sa critique du libéralisme politique et prône une éthique de l’humilité

◗ Michael Sandel a fait irruption sur la scène philosophique dans les années 1980, grâce à un petit livre saillant et bien pensé, Le Libéralisme et les Limites de la justice. C’était un livre contre: contre la figure tutélaire du libéralisme politique qu’était le géant John Rawls, contre la représentation d’un sujet souverain et autonome, maître de ses choix, et contre toute l’organisation sociale qui découlait de cet individualisme tendant naturellement à accorder au marché une place prépondérante.

Depuis, de livre en livre, Sandel a patiemment affiné et approfondi sa philosophie politique, mais n’a pas dévié de cet élan fondamental. Enseignant apprécié, il est entre-temps devenu, grâce à ses interventions sur la Toile, très claires et pédagogiques, une figure mondialisée de la philosophie. Il publie aujourd’hui

Tyrannie du mérite, une nouvelle déclinaison de ce qui aura été depuis quatre décennies son thème fondamental: une société bonne ne peut absolument pas se contenter de satisfaire des idéaux individualistes incarnés par le marché (bien-être, revenus, consommation, concurrence non faussée). Dans une démocratie authentique, le bien de chacun doit passer par l’idée du bien commun.

IDÉOLOGIE CONTAGIEUSE

Ce dernier livre se laisse aisément résumer, d’autant que sa thèse de départ est simple: la révolte populiste qui essaime à travers le monde a son origine dans ce qu’il appelle «la tyrannie du mérite». Depuis les années 1980, l’idéologie du mérite a en effet infiltré tous les grands partis gouvernementaux de gauche ou

de droite, de Thatcher à Obama, de Reagan à Blair en passant par les sociaux-démocrates allemands ou les socialistes français. Son mantra: nous sommes responsables de notre sort et méritons ce que nous obtenons. Obama voulait redonner à chacun sa chance, d’autres sont moins généreux, mais l’idée est partout la même: chacun doit être responsable de son sort.

Telle est l’idéologie contagieuse des gagnants de la globalisation néolibérale, qui furent vite convaincus que leur réussite était à la mesure de leur mérite. S’est ainsi progressivement imposée, à travers la «rhétorique de l’ascension» (chacun doit pouvoir aller aussi loin que ses talents le lui permettent) et un discours de responsabilisation individuelle, l’idée que la position sociale, mesurée en valeur économique, est un indicateur de mérite moral.

CONTREPARTIE OBSCURE

Or, répète Sandel à l’envi, cette idée est délétère pour l’ordre social. Non seulement elle n’a pas de fondement philosophique – car 1) nos talents ne dépendent pas de nous, et 2) ce qui est valorisé à un moment donné dans une société est indépendant de notre volonté –, mais surtout, elle masque sa contrepartie obscure, à savoir la dose d’humiliation que recèle pour les défavorisés cette idéologie du mérite.

Sans diplômes, ils sont considérés comme stupides, et les classes laborieuses se sentent méprisées et exclues: «Une société qui permet aux individus de progresser et qui célèbre la réussite personnelle juge sévèrement ceux qui échouent.» D’où le populisme, qui réagit à cette perte d’estime sociale, indissociable de l’idéologie méritocratique, sans cesse alimentée par une diplômanie et une culture technocratique de l’expertise. Pour les délaissés, la méritocratie apparaît plus comme une insulte que comme une promesse.

Cela dit, Michael Sandel est professeur depuis quarante ans, et ça se sent. Son succès mondial est adossé à des compétences pédagogiques indéniables, mais on aurait tort de l’attribuer à ses seuls… mérites: il est professeur à Harvard, et cela lui donne a priori un avantage compétitif planétaire, quoi qu’il dise. En l’occurrence, son livre n’est pas l’oeuvre d’un philosophe original, mais d’un passeur de talent, qui doit à peu près toutes ses idées à d’autres (y compris la solution qu’il esquisse dans le livre: un nouveau contrat social centré sur la «dignité au travail»). De ce point de vue, son succès apparaît comme le symptôme de ce qu’il dénonce: la simple rencontre contingente d’une position sociale et de ce qui est actuellement valorisé par le marché culturel.

Livres

fr-ch

2021-05-08T07:00:00.0000000Z

2021-05-08T07:00:00.0000000Z

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