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MARIANNE ET LES POÈTES

DAVID BRUN-LAMBERT @brun_lambert

Alors qu’elle se remet du Covid-19, qui a failli l’emporter, Marianne Faithfull publie un album réalisé par Warren Ellis dans lequel elle célèbre les poètes anglais du XIXe siècle.

Après avoir failli être emportée par le Covid-19, la chanteuse anglaise publie un hommage aux poètes romantiques anglais. Un disque sublime, réalisé avec Warren Ellis et qui pourrait bien être son dernier

Elle s’appelle Marianne Faithfull. Elle a 74 ans. En un demi-siècle, elle a tant failli disparaître qu’on n’imaginait pas qu’un virus sorti de nulle part pourrait précipiter sa fin. C’est pourtant ce qui s’est passé au printemps 2020. «Darlin’, tu ne veux pas savoir ce que ce fichu covid m’a fait», dit-elle, d’une voix lente, lourde, brisée. Aujourd’hui installée à Putney, au sud-ouest de Londres, cette icône du «Swinging London» publie un album consacré aux poètes anglais du XIXe siècle qui, toute sa vie, l’ont accompagnée, comme Byron ou Tennyson. «J’ai tellement souhaité faire cet album, jure-t-elle. C’est presque étrange qu’il soit là maintenant.»

La dernière fois qu’on a vu Marian Evelyn Gabriel Faithfull, son vrai nom, elle lisait des sonnets de Shakespeare au château de Chillon dans le cadre du Montreux Jazz Festival 2009. Diction distinguée, voix comme roulée dans le gravier, radieuse dans un habit noir cintré, elle disait les voeux d’amour d’un autre dans une élégance détachée. On était loin des pop songs (As Tears Go By) signés Jagger-Richards qui l’avaient consacrée star en 1965, avant que le reste de la décennie s’écoule pour elle le nez dans la poudre.

Et plus encore des mélodies glaçantes de Broken English (1979), chef-d’oeuvre cramé d’une femme à bout de souffle. «Déjà à cette époque, la poésie romantique anglaise était pour moi comme une boussole, explique-t-elle, et l’on entend ses poumons siffler. Je l’ai découverte durant mes années de lycée à Reading. Elle ne m’a plus quittée. Je voulais en faire un disque. Mais je n’étais pas prête. Ces vers sont si exigeants. Et il me fallait trouver le bon compositeur.»

«AI-JE DE LA CHANCE?»

Ce sera Warren Ellis, associé de Nick Cave au sein des Bad Seeds. Ensemble, ils ont enregistré quatre des cinq derniers disques de Marianne, alors qu’en coulisses du beau monde se presse pour donner un coup de pouce: PJ Harvey, Daniel Lanois, Beck ou Damon Albarn. «J’aime communiquer, s’amuse-telle, bientôt prise d’une vilaine toux. C’est peut-être pour ça que des gens si talentueux me rejoignent.»

Probablement aussi parce qu’ils veulent mesurer leurs chansons à cette voix étrange, comme fissurée de toutes parts et à la fois envoûtante, presque tendre lorsqu’elle se déploie loin des souffrances traversées – overdoses, tentatives de suicide, cancer, emphysème, la liste est glaçante. Quel artiste ne voudrait pas écrire pour pareil véhicule? «Je l’admets, ma voix est un cadeau, jette-t-elle, fière, et l’on songe alors à ses ascendances aristocratiques. Ai-je de la chance?» Elle rit encore. Un peu forcée cette fois.

«Quand j’ai parlé du projet She Walks in Beauty à Warren Ellis, il ne comprenait pas exactement quelle musique je désirais, se souvient Marianne Faithfull. Head, le producteur de l’album, a alors monté un petit studio dans la chambre d’ami de mon appartement. En quelques jours, nous avons enregistré sept poèmes. C’était intime, très agréable à faire. Puis il a envoyé ces prises à Warren à Paris, où il vit. Quand ce dernier a entendu mes lectures, il m’a dit avoir immédiatement su quoi composer. Durant deux mois, alors que j’étais à l’hôpital, il s’est immergé dans la construction de ce disque.»

Ce que bâtit Ellis, ce sont des paysages de brumes nus de tout danger où parfois une brise se lève, laissant des formes consolantes apparaître puis s’évanouir. Ici, pas de mélodie, aucune ligne dominante. Evoquant par endroits Ghosteen de Nick Cave (2019), le 22e album de l’Anglaise présente des climats assoupis faits d’éléments organiques ou synthétiques qui paraissent lentement danser, tanguer, flotter. L’Anglaise lit, sereine. Dans un calme parfait, Keats (Ode to a Nightingale) et Byron (She Walks in Beauty) sont convoqués. Et avec eux Wordsworth (Prelude: Book One Introduction) et Shelley (Ozymandias). C’est beau, lumineux. De cet ensemble exigeant, on retiendra en particulier So We’ll Go No More (Byron encore), geste merveilleux. Marianne l’a enregistré durant sa convalescence.

«Quand je suis sortie de l’hôpital, je ne voulais que finir ce disque, admet-elle, soudain vidée. Là, j’ai enregistré cinq autres poèmes. Ce sont ceux où ma voix paraît la plus fragile.» Depuis, elle l’entretient autant qu’elle peut, sa voix, chantant avec un ami une fois par semaine. L’exercice l’épuise. Pourtant elle s’y tient. Comme elle ne déroge pas à sa promenade quotidienne, dont elle revient invariablement rincée. Ses poumons sont si affaiblis. Sa fatigue permanente. Sa mémoire affectée. «Oh! man, ce sont les conséquences du covid long, regrette-t-elle. Je ne pourrais plus tourner, alors que depuis cinquante ans la scène est une immense partie de ma vie. Mais mon docteur dit…»

Il dit que ça va aller. Il dit qu’elle en a tant vu, qu’elle pourrait bien encore s’en sortir et une nouvelle fois déjouer la mort. Peut-être. Un an exactement après avoir été admise aux soins intensifs, Marianne Faithfull publie une de ses oeuvres les plus poignantes. On le pense. On le lui dit. Elle élude et conseille avant de partir: «Ne fume jamais. Surtout suis ton coeur, fais ce que tu aimes et ce en quoi tu crois. Toujours!» ■

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