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LE TRIOMPHE DE L’IDÔLATRIE

«Les bouddhas de Bamiyan ont été laissés intacts par des musulmans pendant plus de dix siècles. Et il n’est pas interdit de représenter le Prophète: il existe de nombreuses images pieuses de Mahomet»

SYLVIE ARSEVER

Des bouddhas de Bamiyan aux dessins de «Charlie Hebdo», l’historien de l’art Bruno Nassim Aboudrar décrypte notre rapport toujours plus contrarié aux images. Ici et ailleurs.

Historien de l’art, Bruno Nassim Aboudrar est l’auteur des «Dessins de la colère». Comment peut-on en venir à tuer pour des images jugées offensantes, comment notre rapport aux représentations a-t-il évolué? Eléments de réponse, loin de toute caricature

◗ L’assassinat de Samuel Paty, l’enseignant qui avait montré en classe des caricatures de Mahomet parues dans Charlie Hebdo, a bouleversé la France et bien au-delà. Professeur d’histoire de l’art à Sorbonne Nouvelle, Bruno Nassim Aboudrar revient sur ce drame en professionnel des images: et si elles jouaient dans cette histoire un rôle plus pervers qu’on ne l’imagine? Et d’ailleurs, quel est notre rapport, aujourd’hui, aux images?

La liberté d’expression, entend-on souvent, implique de montrer toutes les images. Vous mettez cette affirmation en doute.

Disons que je la questionne. Traditionnellement, la liberté d’expression porte plutôt sur les opinions, les prises de position, c’est-à-dire sur le texte. L’étendre aux images pose des problèmes particuliers car les images sont des objets plus ambivalents, dont on ne maîtrise pas forcément toutes les significations. En disant cela, je ne remets pas en question la liberté de Charlie Hebdo de choisir les dessins qu’il publie. Je m’interroge sur le transfert de ces dessins dans le cadre scolaire. Et j’essaie de réfléchir à un événement dont la violence m’a saisi et effrayé. Un saisissement qui, pour moi, résonnait de façon troublante avec celui éprouvé vingt ans plus tôt lorsque les talibans ont détruit les bouddhas de Bamiyan.

Dans les deux cas, on tend généralement à mettre en cause une hostilité fondamentale de l’islam aux images. Vous contestez cette explication?

C’est un poncif et les poncifs donnent rarement une image entièrement exacte de la réalité. Celui-ci est entièrement faux. L’iconoclasme est avant tout un phénomène chrétien, de la querelle des images dans le monde byzantin à la destruction des dieux amérindiens par les missionnaires en passant par les déprédations de statues au moment de l’émergence de la Réforme.

S’il existe dans l’histoire de l’islam des exemples de destruction d’images, ou plus souvent des visages ou des regards dans les images, l’attitude dominante y relève plutôt de l’indifférence ou de la retenue. Les bouddhas de Bamiyan ont été laissés intacts par des musulmans pendant plus de dix siècles. Et il n’est pas interdit de représenter le Prophète: il existe de nombreuses images pieuses de Mahomet. Sur certaines, son visage est dissimulé derrière un voile ou un rayonnement lumineux. Mais sur d’autres, on le voit parfaitement.

Mais on ne peut pas le caricaturer…

Ce n’est pas une interdiction, c’est une impossibilité pratique. Pour caricaturer quelqu’un, il faut qu’on en ait une image fixe. C’est le cas pour Jésus-Christ, dont on souligne souvent qu’il est régulièrement caricaturé sans soulever de drame. Aucun des textes anciens qui lui ont été consacrés ne le décrit physiquement mais on l’a très tôt représenté. De ces représentations assez différentes au début, l’une s’est imposée, qui semble avoir été modelée sur l’image qu’on se faisait alors d’un philosophe grec. C’est celle que nous connaissons et qu’on utilise sur les caricatures, un homme jeune à la chevelure plutôt claire, longue, avec une barbe lisse.

Et pour Mahomet? Pour Mahomet, la situation est en quelque sorte inverse. On a des descriptions précoces, pas toujours concordantes et pas forcément véridiques mais qui permettent de se faire une représentation de l’homme. Mais ces descriptions ne sont absolument pas utilisées par les artistes qui, au cours des siècles, ont dessiné ou peint des images du Prophète. Ce dernier est singularisé par sa posture – il est par exemple porté par des anges – mais il a les mêmes traits que les autres personnages de la miniature: yeux bridés ou non, imberbe ou barbu, etc.

Dans ces conditions, le moyen le plus utilisé pour faire une caricature de Mahomet, c’est de représenter un Arabe indéterminé, c’est-à-dire de puiser dans le répertoire iconographique du racisme.

Cela veut-il dire que les dessinateurs qui veulent caricaturer le Prophète sont condamnés à faire des dessins racistes?

Une chose est sûre: ces dessins ne sont pas tous racistes. Mais ils produisent, de fait, des images qui peuvent être ressenties comme racistes même si leur contenu ne l’est pas. Un autre phénomène particulièrement pervers s’ajoute à celui-ci. Comme on ne peut pas représenter efficacement le prophète faute de savoir à quoi il ressemble, on le nomme. A travers le titre, ou placé à l’intérieur même du dessin, le nom de Mahomet y figure presque systématiquement.

Malheureusement, dans le registre de l’image religieuse, cette mention du nom a une fonction bien précise qui est, notamment dans l’iconographie byzantine, d’insuffler de la sacralité dans l’image, de la rendre en quelque sorte performante. Cette tradition est certes extérieure au monde musulman mais le nom du Prophète y est aussi souvent associé à son image ou aux textes consacrés aux descriptions physiques que j’ai évoquées et qui font l’objet de lectures pieuses.

Cette association d’une représentation anonyme, forcément inexacte et souvent blessante à un nom révéré provoque une séparation entre deux collectifs: ceux qui sont outragés et ceux qui ne comprennent pas pourquoi ils le sont.

Cette division en communautés distinctes se produit-elle aussi avec les destructions de Daech à Palmyre, Mossoul ou Tombouctou?

Dans ce cas, cette division est un but explicitement recherché par les auteurs des destructions. Je propose en effet d’analyser ces exactions non comme relevant de l’iconoclasme mais comme des actes de vandalisme. C’est-à-dire comme la destruction spectaculaire des artefacts d’une civilisation par celui qui s’est mis en position de le faire en gagnant la guerre.

C’est un phénomène, je crois, universel, en tout cas présent aussi bien dans l’histoire de l’Occident que dans celle de l’islam. A chaque fois, on retrouve les mêmes trois éléments: une forme de revanche des conquérants, peu raffinés mais puissants et virils, sur les citadins conquis, porteurs d’une civilisation efféminée; l’humiliation de ces citadins à travers le saccage des objets qu’ils jugent les plus précieux. Et un transfert des richesses: tous les artefacts ne sont pas détruits, ni dans les sacs historiques, ni dans ceux de Daech. Les exemplaires les plus désirables ou les mieux vendables sont accaparés et déplacés vers les nouveaux centres du pouvoir. Ce qui les amène aujourd’hui en Chine ou dans les Emirats.

Les citadins conquis et humiliés, ce serait donc nous, les Occidentaux?

Ce n’est pas seulement nous. Ce sont avant tout les habitants de Palmyre, de Mossoul ou de Tombouctou. Mais c’est aussi nous, et cette mondialisation de l’humiliation est une première. Elle a d’ailleurs été représentée très efficacement par Daech, qui a utilisé son attaque contre les images pour créer de nouvelles images, mondialement diffusées. Et cela a impliqué pour nous une souffrance qui nous a soudés.

Vous en concluez que nous sommes tous devenus idolâtres…

Ce n’est pas la souffrance ressentie à voir ravager les ruines de Palmyre ou les mausolées de Tombouctou qui fait de nous des idolâtres. Mais l’idée aussitôt émise avec force qu’il fallait les reconstruire immédiatement à l’identique.

Une manière de laver l’humiliation, non?

Mais une manière qui n’est pas innocente. Nous aurions pu dire que les oeuvres anéanties existaient dans notre mémoire, personnelle et collective, que leur destruction ne les effaçait pas, et chercher une nouvelle manière de les commémorer. En disant que nous allons les recréer, nous disons en somme que leur valeur réside dans leur matière même.

De la même façon, les vandales ont pensé que détruire ces ruines permettait d’annihiler ce qu’elles représentaient. Cette absence d’un au-delà de l’image, c’est très précisément l’idolâtrie. C’est-à-dire une déviance qui a souvent été reprochée aux usagers d’images saintes mais que ceux-ci ont toujours su éviter. Jusqu’à aujourd’hui.

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