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Paolo Bellutta a roulé 17 kilomètres sur Mars (presque sans accident)

Voilà vingt ans que le physicien italien Paolo Bellutta joue à la voiture télécommandée… sur Mars. Au total, ses engins ont parcouru 17 kilomètres sur la planète rouge. Il raconte les coulisses de son travail, non sans émotion

LUCA ENDRIZZI PAOLO BELLUTTA PILOTE DE «ROVERS» TÉLÉCOMMANDÉS POUR LA NASA

On ne prétendra pas que les boulevards de la planète rouge soient particulièrement embouteillés aux heures de pointe. Mais tout de même: depuis quelques décennies, l’humanité a envoyé sur notre petite voisine toute une série de véhicules (des «rovers») qui arpentent son sol en engrangeant des données scientifiques. Ces engins sont conduits depuis la Terre, et le physicien italien Paolo Bellutta est un de leurs pilotes. Employé par le Jet Propulsion Laboratory (JPL), lequel travaille pour la NASA, Paolo Bellutta a été aux commandes de Curiosity, d’Opportunity, ou encore de Spirit. Dans sa manière d’en parler, on sent bien que, pour lui, ces robots télécommandés à des centaines de millions de kilomètres ne sont pas que des amas de ferraille – fussent-ils des merveilles de technologie: «Quand on a perdu Opportunity après quatorze ans, nous n’avions pas les yeux secs», dit-il.

L'exploration de la planète Mars a été remise sous le feu des projecteurs par l'arrivée sur place du rover Perseverance. Ce véhicule avait embarqué un autre moyen d'exploration, Ingenuity, petit engin à la croisée entre un drone et un hélicoptère qui a depuis réalisé un exploit absolu: le premier vol sur Mars, soit une petite balade de 40 secondes à 3 mètres d'altitude.

Derrière ces missions martiennes financées par la NASA, il y a JPL (Jet Propulsion Laboratory), un laboratoire basé au nord de Los Angeles qui fait partie du California Institute of Technology (Caltech). Parmi ses 6000 employés, un physicien italien, Paolo Bellutta. Il fait partie des «rover-drivers»: une vingtaine de personnes préposées à la conduite de ces petits laboratoires scientifiques à l'allure bizarroïde et montés sur quatre roues.

Une histoire de voyages

Le temps d'une pause déjeuner, Paolo Bellutta, né à Rovereto dans le nord de l'Italie il y a soixante-trois ans, nous raconte la route qui l'a amené à travailler à 10000 km de là, puis celle, beaucoup plus longue (471 millions de kilomètres) qui l'a conduit, d'une certaine façon, sur la planète rouillée comme il l'appelle familièrement car «Mars est recouverte d'oxyde de fer, qui lui donne cette couleur orange-marron, exactement comme du fer rouillé».

Paolo Bellutta arrive au laboratoire JPL en 1999 avec un CV envoyé en réponse à une annonce: «Je n'y croyais pas du tout quand j'ai envoyé ma candidature. Cela faisait quelques années que j'étais expatrié aux USA. En Italie, après la fin de mes études à la fac de physique de Trento, j'avais travaillé dans des entreprises d'informatique et dans un centre de recherche où je faisais de l'élaboration d'images pour la robotique. Mon contrat dans cet institut arrivait à échéance, j'ai dû faire un choix. J'avais visité les Etats-Unis et les paysages du sud-ouest m'avaient bien plu. J'ai pris ma valise et je suis parti en 1992.»

Il trouve d'abord un poste à l'Université de Portland (Oregon), puis travaille dans deux autres entreprises de la branche médicale. L'arrivée au JPL est inespérée: après avoir envoyé son CV, il reçoit un appel, on l'invite à visiter les lieux et à passer un entretien.

Pour le physicien italien, l'espace n'était pas un rêve de gosse: «A un moment de ma vie, je me suis passionné pour les lectures de science-fiction, surtout les livres de Robert Heinlein. Maintenant, je ne lis plus ça: la science-fiction est devenue mon quotidien!» Le rêve d'enfant de Paolo Bellutta s'est toutefois accompli: «C'était la technologie, la robotique: et en effet, je suis en plein dedans.» C'est à partir de 2004 que le physicien italien s'occupe des missions sur Mars à l'intérieur de JPL, qu'il avait intégrée en s'occupant initialement de projets pour le Département de la défense des USA.

«J'ai tellement harcelé le chef des missions sur Mars qu'un jour il est venu me dire qu'il cherchait des gens pour la partie qui s'occupe des rovers», nous confie-t-il en souriant, avec une modestie qu'on devine innée. Et pour preuve: Paolo Bellutta tient tout de suite à préciser qu'il ne s'occupe pas de Perseverance ni d'Ingenuity, qui font la une de toute la presse mondiale: «J'ai 63 ans, j'espère partir à la retraite dans deux, trois ans.

Quand on démarre de tels projets, il faut avoir au moins quinze ans devant soi, donc cette fois j'ai laissé ma place à des collègues plus jeunes.»

Parmi les drivers, c'est quand même lui qui détient le record de distance parcourue sur Mars: 17 kilomètres. «J'ai mis plus de quinze ans pour les faire!» En sachant que les rovers ne sont pas mobilisés tous les jours et que, souvent, les déplacements programmés sont de quelques millimètres.

Pourtant, la carrière de pilote de rover de Paolo Bellutta est tout sauf terminée. Sur la planète rouge, il n'y a pas que Perseverance et Ingenuity au travail. «Le rover Curiosity qui est arrivé sur Mars le 6 août 2012 fonctionne encore. On ne le déplace pas tous les jours, mais il est toujours au service de mes collègues géologues, biologistes et astronomes», nous détaille Paolo Bellutta qui a démarré ses missions avec Spirit et Opportunity, rovers envoyés en 2003 et qui ne sont plus en fonctionnement.

«Spirit et Opportunity venaient juste après Sojourner, le premier dans la lignée des rovers. Avant, il n'y avait eu que des Vikings, des objets qui ne peuvent pas se déplacer. Les rovers ont apporté la possibilité de bouger sur la planète, mais se déplacer sur Mars n'est pas une balade de santé, parfois juste déplacer le véhicule de quelques centimètres peut se révéler très compliqué, à cause des aspérités du sol, qui ne sont pas toujours visibles via les clichés dont nous disposons. Spirit, on l'a perdu après seulement quatre ans et je n'accepte pas encore que ça se soit terminé comme ça.»

«Avec Opportunity, on a dû faire notre deuil après avoir travaillé avec lui quatorze ans. Il était devenu une prolongation de nous-mêmes sur Mars»

Des missions sur vingt ans

Le débit calme de Paolo Bellutta devient clairsemé, on lui devine un noeud au fond de la gorge. Après une longue pause, il reprend son récit: «On est arrivé dans une zone de terrain martien qu'on n'avait pas apprivoisée. De là, on n'a plus réussi à l'exposer au soleil et donc à recharger ses batteries. On ne pouvait plus communiquer avec lui. Spirit était mort.» Les scientifiques qui travaillent sur les missions martiennes doivent effectivement se préparer à faire leur deuil car les rovers, un jour, n'arriveront plus à recharger leurs batteries et donc on ne pourra plus travailler avec eux depuis la Terre.

«On n'y pense jamais mais c'est comme ça. Les missions peuvent durer au maximum une petite vingtaine d'années. Avec Opportunity, on a dû faire notre deuil après avoir travaillé avec lui quatorze ans. Il était devenu une prolongation de nous-mêmes sur Mars. On était habitués à venir travailler le matin et à le trouver toujours prêt à dialoguer, à nous fournir des quantités de données scientifiques. Un jour, la météo martienne nous a joué un tour. Les vents se sont levés, il s'agissait de vents de plus de 400 km/h et ils ont soulevé de la poudre fine, 1000 fois plus fine que de la farine. La conséquence, c'est que l'atmosphère devient sombre pendant longtemps et donc que les batteries n'arrivent plus à se recharger et à tenir en vie le rover. On a perdu la possibilité de communiquer et travailler avec lui de façon soudaine. Je peux vous dire que, dans la salle de contrôle, personne n'avait les yeux secs.»

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