Le Temps epaper

L’Atlético, une souffrance contagieuse

S’il gagne à Barcelone samedi, l’Atlético Madrid décrochera sans doute la Liga pour la première fois depuis 2014. S’il perd, il nourrira un peu plus sa légende masochiste de perdant magnifique

FLORENT TORCHUT ET ANTONIN VABRE

«Nous sommes le Pupa Futbol Club», disent les supporters de l'Atlético Madrid. En espagnol, le «Pupa» est celui qui souffre continuellement de malchance et qui s'en plaint avec tout autant d'application. Malgré une trentaine de titres (dont dix Ligas et trois Ligues Europa) et un statut de contradicteur le plus constant depuis 120 ans du Real Madrid et du FC Barcelone, l’Atléti entretient une image de loser indécrottable, forgée lors de ses trois défaites en finale de Ligue des champions (un record parmi les clubs jamais sacrés).

Celle de 1974 au Heysel contre le Bayern, Miguel Reina s'en souvient comme si c'était hier. «On mène 1-0 en prolongations grâce à un but de Luis Aragones et on se dit que c'est gagné, relate l'ancien gardien colchonero (1973-1980). Mais on perd le ballon dans leur camp en toute fin de match, et sur la contre-attaque [Georg] Schwarzenbeck décoche un boulet de canon sur

«Notre club a toujours été caractérisé par le travail acharné, la passion pour tout ce que nous faisons, le respect de nos adversaires et l’humilité»

ENRIQUE CEREZO, PRÉSIDENT DE L’ATLÉTICO DE MADRID

ma droite. Il restait 30 secondes à jouer, 30 secondes pour être champions d'Europe…» L'Atlético s'effondre deux jours plus tard lors du match d'appui (4-0). La légende (noire) est en marche. «Les supporters nous attendaient à l'aéroport à notre retour à Madrid, reprend le père de Pepe Reina. Bien sûr, ce n'était pas comme si nous avions gagné. Mais ils étaient là pour partager cette douleur, qu'ils ont vécue comme nous cette nuit-là.»

Le scénario de la finale de 2014 (égalisation de Sergio Ramos dans les arrêts de jeu et victoire 4-1 du Real Madrid) ravive de vieilles blessures autant qu'il contribue à forger l'identité de ce club maudit, de nouveau défait par les Merengues en finale deux ans plus tard (1-1, 5-3 aux tirs au but). «Notre club a toujours été caractérisé par le travail acharné, la passion pour tout ce que nous faisons, le respect de nos adversaires et l'humilité, s'enorgueillit Enrique Cerezo, actuel président de l'Atlético de Madrid. Notre hymne saisit parfaitement ces valeurs quand il parle de se battre en tant que frères, de donner son courage et son coeur. C'est notre marque de fabrique: solidarité avec notre partenaire, effort maximal, passion dans notre travail. Ce sont des valeurs que tout rojiblanco [rouge et blanc] partage, qu'il soit dirigeant, entraîneur, joueur ou supporter.»

Dans le rôle du rebelle

Pour José Antonio Martín Otín, dit Petón, voix historique des Colchoneros (les matelassiers) et ancien représentant de Fernando Torres, les fans de l'Atlético sont un peu plus que des simples mordus de football. «Le supporter de l'Atlético voit son engagement comme une mission, dit-il. Etre de l’Atléti, c'est plus qu'appartenir à une équipe. C'est jouer avec eux, même sans être sur la pelouse. C'est voir la vie d'une certaine manière, dans la victoire comme la défaite. On applaudit nos joueurs car ils portent notre écusson et parce qu'ils donnent tout jusqu'à la dernière minute. On leur demande d'honorer le club. Tu peux être un joueur exceptionnel, mais si tu n'as pas de coeur, tu n'es pas fait pour l'Atlético.» «Il faut être totalement dévoué pour ces couleurs, ce maillot qui est le porte-étendard de tout un peuple, reprend Miguel Reina. Quand vous êtes de l'Atlético, c'est comme si vous respiriez ce club… C'est spécial! Je n'ai pas de mots… Nous sommes uniques, extraordinaires.»

Et malheur à celui qui cède aux sirènes du rival éternel. «Les Colchoneros ne pardonnent pas la trahison, souligne Ladislao Moñino, journaliste à El País et suiveur de l'Atlético depuis de nombreuses années. Devant le stade, les plaques commémoratives dédiées aux joueurs qui ont disputé plus de 100 matchs avec le club sont souillées pour ceux qui sont ensuite passés au Real. On leur crache dessus, on leur balance de la peinture ou de la bière, certains pissent même dessus, parfois.» La proximité et la rivalité avec le Real Madrid, l'un des plus grands clubs du monde, alimente forcément un complexe d'infériorité que les Colchoneros ont converti en fierté.

«On dit qu'on naît de l'Atlético, on ne peut pas devenir de l'Atlético, insiste le reporter. C'est impossible de séparer l'Atlético du Real. Cette dualité englobe aussi l'idée de lutte contre le puissant,

«Cette année, ils ont une occasion historique de remporter le championnat et ils le savent. Mais ils ne veulent pas de cette pression de favori»

LADISLAO MOÑINO, JOURNALISTE À «EL PAÍS»

de résistance vis-à-vis du club le plus important de l'histoire.» Un avis partagé par Petón, qui compare les deux rivaux madrilènes à David et Goliath. «Nous ne nous comparons pas aux autres clubs, martèle toutefois Enrique Cerezo. Notre devise, c'est «une autre façon de comprendre la vie», mais cela ne signifie pas que le reste des clubs est meilleur ou pire.»

L'Atlético se plaît toutefois à endosser le rôle du rebelle, capable de déjouer régulièrement les pronostics. A ce petit jeu-là, Diego Simeone est un expert. «Cette année, ils ont une occasion historique de remporter le championnat et ils le savent. Mais ils ne veulent pas de cette pression de favori, qui n'a jamais plu à Simeone, pointe Ladislao Moñino. Il préfère dire à ses joueurs qu'ils sont inférieurs et qu'ils doivent se battre pour renverser leur adversaire. Simeone a développé une sorte de victimisation intéressée.»

Joueur emblématique du club (1994-1997, puis 2003-2005), installé sur le banc de l'Atlético depuis 2011, l'Argentin est considéré comme un demi-dieu par le peuple rojiblanco. «Je dis toujours que Simeone est le meilleur entraîneur qui existe pour l'Atlético de Madrid, se félicite Enrique Cerezo, à la tête du club depuis 2003. Depuis son arrivée, l'équipe a connu une énorme croissance au niveau international avec la conquête de deux doublés Europa League-Supercoupe d'Europe (2012 et 2018), mais aussi deux finales de Ligue des champions.»

Rarement un entraîneur a autant incarné la philosophie d'un club et fait l'unanimité parmi ses aficionados. «Simeone a donné une autre dimension à l'Atlético, estime Miguel Reina. Il a imprégné l'équipe d'une confiance en soi et d'un dévouement total. L'Atlético court et se bat à chaque match jusqu'à la dernière seconde. On voit bien sur le terrain qu'il y a une ambiance incroyable dans le vestiaire. C'est une conséquence du travail de l'entraîneur.» Cet état d'esprit de l'Atlético, sublimé par el Cholo Simeone, dépasse largement le cadre du football.

Des petits Atlético partout

José Luis Martínez-Almeida, le maire de Madrid, n'a ainsi pas hésité à évoquer le coach argentin comme source d'inspiration au cours d'une récente interview publiée dans la revue El Club del Deportista. «Comme a dit Simeone lorsque nous avons célébré la victoire en Liga à la fontaine de Neptune [lieu habituel des célébrations du peuple colchonero à Madrid], si je n'avais pas cru en moi et travaillé, je ne serais pas devenu maire. Je partage aussi avec lui l'idée qu'il ne faut jamais perdre espoir lorsque l'on poursuit un rêve. Dans mon quotidien, le «Cholismo» est très important.»

Cette image très forte, que la participation au projet de Super League n'a que peu altérée, vaut à l'Atlético de faire des petits un peu partout en Europe. A Paris (le Paris 13 Atlético, club de National 2), Marseille (l'Athlético, National 3) ou encore récemment en Suisse (le Club Atlético de Genève, cinquième ligue), plusieurs clubs sans lien avec l'institution madrilène s'en sont inspirés. Il y a trente ans, c'était Olympique. «Un club qui bat les grands devient sympathique, relève Ladislao Moñino. Je suis certain qu'en prenant ce nom, ces clubs ont voulu mettre en avant leur esprit guerrier.» Et même si l'on ne gagne pas toujours, c'est sans doute la plus belle victoire de l'Atlético.

Sport

fr-ch

2021-05-08T07:00:00.0000000Z

2021-05-08T07:00:00.0000000Z

https://letemps.pressreader.com/article/281827171639135

Le Temps SA