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Le dilemme de Credit Suisse

Le nouveau président de la banque, Antonio Horta-Osorio, devra faire un choix: trancher ou non dans la banque d’investissement, une division source à la fois d’immenses profits et de risques tout aussi élevés

MATHILDE FARINE, ZURICH @MathildeFarine

L’affaire Archegos est spectaculaire, mais ce n’est pas le premier accident de la banque d’investissement

Ces virages stratégiques qui se dessinent, ces initiatives qui changent les modèles d’affaires, ces enjeux qui appellent à l’innovation... Deux fois par mois, «Le Temps» s’intéresse à la vie des entreprises suisses telle qu’on ne la perçoit pas de prime abord.

Credit Suisse se trouve face à un dilemme. Son premier trimestre n’aurait pas pu mieux le résumer. Sans sa banque d’investissement, ses résultats n’auraient pas pu être mirobolants. Sans sa banque d’investissement, elle n’aurait pas non plus encaissé une perte stratosphérique.

Rembobinons. En mars dernier, Credit Suisse annonce qu’elle vit un «très bon début d’année 2021». Elle est déjà empêtrée dans le scandale Greensill, mais n’empêche: le groupe a atteint «en janvier et en février son plus haut niveau de bénéfice avant impôts sur dix ans». La raison? Une activité particulièrement soutenue dans la banque d’investissement, la division qui regroupe plusieurs types d’activités liées aux marchés financiers, y compris le courtage ou les conseils aux entreprises ou gouvernements, notamment lors d’une entrée en bourse, d’une fusion ou d’émissions obligataires.

Quelques jours plus tard, patatras. L’implosion d’un hedge funds américain, Archegos, vient réduire cette performance à néant. Les résultats du premier trimestre, publiés en avril, le confirment: les revenus ont bondi de 80% dans cette unité. Mais l’exercice se solde par une perte de 2,6 milliards de dollars (2,36 milliards de francs). Au total, la banque limitera les dégâts financiers: sur l’ensemble du groupe, la perte brute n’est «que» de 757 millions de francs.

Leçons ignorées

L’affaire Archegos est spectaculaire, mais ce n’est pas le premier accident de la banque d’investissement, dont le meilleur exemple reste la folie des subprimes. Pas spécifique à Credit Suisse, cet emballement pour des produits financiers vendus comme sûrs mais en réalité parfaitement toxiques a valu une crise financière à la planète en 2008.

L’histoire semble se répéter. Il existe «une croyance, incorrigible, qu’après une grosse perte, la banque va apprendre sa leçon et être capable de mieux gérer ses risques la prochaine fois. Jusqu’à ce que le prochain accident se produise», décrit Teodoro Cocca, professeur de finance à l’Université de Linz et professeur adjoint au Swiss Finance Institute. D’autant que la rémunération plus élevée dans la banque d’investissement qu’en moyenne et les incitations qu’elle crée «jouent un rôle crucial», pointe-t-il. En clair: elles poussent à prendre beaucoup, voire trop, de risques, dans un domaine où ils sont justement «inhérents et peuvent se traduire par des pertes significatives, s’ils ne sont pas gérés de façon adéquate», ajoute de son côté Maria Rivas, vice-présidente senior et spécialiste des grandes banques pour l’agence de notation DBRS Morningstar.

Les banquiers sont d’autant plus persuadés de l’importance de ce segment que ses «revenus sont extrêmement élevés dans les bonnes périodes et gonflent régulièrement les résultats du groupe lorsque les marchés sont bien orientés», reprend Teodoro Cocca. C’était d’ailleurs le cas sur l’ensemble de l’année 2020 aussi, où les résultats de Credit Suisse provenaient à 40% de la banque d’affaires, profitant de la bonne performance des marchés. Par comparaison, UBS n’avait tiré de cette division que 28% de ses revenus l’an dernier.

Attachement de longue date

UBS a redimensionné sa banque d’affaires depuis la crise financière.

Passée près du gouffre, la première banque suisse avait peut-être une plus grande motivation que Credit Suisse, elle-même moins affectée par la crise des subprimes. En outre, son directeur général entre 2007 et 2015, l’Américain Brady Dougan, lui-même banquier d’investissement avait un attachement particulier à cette division.

Il serait pourtant faux de dire que des tentatives de réduire la banque d’investissement n’ont pas eu lieu. Mais celles de Brady Dougan ont eu peu d’effets. C’est surtout son successeur qui s’est attelé à cette refonte. Tidjane Thiam, arrivé en 2015, a rapidement présenté sa volonté de «redimensionner» et de rendre cette entité moins volatile. Pourtant, lorsqu’il quitte la banque début 2020, cette division comptait 17050 postes, 1500 de plus que l’année précédente. Puis l’an dernier, ce chiffre a encore augmenté de 500 personnes. En tout, la division compte encore pour environ un tiers des effectifs.

L’attachement de Credit Suisse à la banque d’investissement – intimement lié à un autre attachement, celui avec les Etats-Unis – remonte à la fin des années 1970 lorsque la banque se rapproche de First Boston et crée avec elle une coentreprise. L’établissement helvétique finira par en prendre le contrôle et la fondre dans le groupe en 2006.

Pas que des défauts

Entre-temps, il s’est renforcé avec l’acquisition de la banque américaine d’investissement Donaldson, Lufkin & Jenrette (DLJ) pour 12,8 milliards de dollars (correspondant à 19,6 milliards de francs à l’époque) en 2000. Alors que Credit Suisse First Boston se démarque dans la mise en bourse de sociétés technologiques, DLJ est considéré comme un spécialiste de l’émission d’obligations dites «pourries» (dont le rendement est élevé mais les risques importants) et du courtage en ligne. Mais le mariage se passe mal, les cultures semblent incompatibles, et l’explosion de la bulle internet met à mal toutes les activités. Le prix de rachat, considéré comme élevé à l’époque – trois fois la valeur comptable –, se révèle surévalué. Seize ans plus tard, en 2016, la banque enregistre une dépréciation d’actifs de 3,8 milliards de francs liée à l’acquisition de DLJ.

La banque d’affaires n’a pas que des défauts. Maria Rivas, l’experte de DBRS Morningstar, souligne que cette activité n’est pas seulement potentiellement très rentable, elle permet aussi d’ajouter de la diversification dans le modèle d’affaires de Credit Suisse. C’est bien elle, l’an dernier, qui a permis de compenser certains autres problèmes, comme les taux bas et la crise sanitaire, qui affectaient d’autres segments, en particulier la gestion de fortune et la banque suisse. Surtout, avance souvent Credit Suisse, offrir des services de banque d’affaires est important pour une banque qui se veut universelle et couvrir tous les besoins en matière de services financiers à ses clients fortunés.

En somme, la banque d’affaires ressemble plus à une épine dans le pied des banquiers. Teodoro Cocca rappelle d’ailleurs que «ni Credit Suisse ni UBS n’ont créé de valeur pour leurs actionnaires dans la banque d’investissement au cours des vingt dernières années». Pour lui, Credit Suisse doit complètement repenser sa stratégie et réduire la banque d’investissement à sa portion congrue, c’est-à-dire «au pur intérêt de la gestion de fortune», tout en diminuant son profil de risque. La banque, poursuit-il, doit se concentrer sur la gestion de fortune, la numérisation et mettre de côté la banque d’investissement. «Il faut changer, ou elle risque de perdre son indépendance.» Définir la taille adéquate de cette entité n’est cependant pas une mince affaire. «C’est un défi, prévient Maria Rivas, parce que si la division est trop petite, elle ne sera pas rentable.» Elle peinera en outre à régater face aux géants de Wall Street.

Il y a quelques semaines, Thomas Gottstein avait évoqué une réduction de la banque d’affaires, à son niveau de 2020. Cela suffira-t-il? Nul doute que le nouveau président de Credit Suisse, Antonio Horta-Osorio, se penche déjà sur ces questions. Il n’a encore rien laissé entendre de sa stratégie. Lui-même n’étant pas un banquier d’affaires, il n’aura au moins pas cet attachement viscéral à cette activité que d’autres ont eu du mal à lâcher avant lui.

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2021-05-08T07:00:00.0000000Z

2021-05-08T07:00:00.0000000Z

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