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La métamorphose de la contestation algérienne

MALEK BACHIR, ALGER

De nombreux opposants regrettent le poids grandissant des partisans de l’ancien Front islamique du salut au sein du mouvement de contestation et l’appui qui leur est donné par une partie de la gauche

«Il était naturel que l’on recommence à manifester, parce qu’au fond rien n’a changé! On réclame toujours un Etat civil et non militaire. Mais on ne pensait pas qu’on se ferait confisquer le mouvement de cette manière.» Mouna, médecin d’une quarantaine d’années, avait rejoint les manifestations avec beaucoup d’espoir en début d’année. Après un an d’interruption pour cause de pandémie, les marches du Hirak – vaste mouvement populaire ayant abouti en avril 2019 à la démission du président Abdelaziz Bouteflika – avaient repris fin février.

Mais elle raconte avoir rapidement «déchanté» au point de «ne plus vouloir descendre dans la rue»: «Au fil des semaines, les femmes et les familles sont devenues de moins en moins nombreuses au profit des manifestants des quartiers populaires, les salafistes et les partisans de l’ex-FIS.» Le Front islamique du salut, parti dissous en 1992 et à l’origine de l’insurrection qui a plongé l’Algérie dans dix années de guerre civile, est toutefois resté très actif depuis l’étranger, où ses cadres se sont réfugiés.

Une nervosité croissante à l’approche des législatives

Aux yeux des services de sécurité, l’influence des relais de l’ex-FIS – infiltrés dans les mosquées, sur les réseaux sociaux et dans les rangs du Hirak – est allée crescendo, contrairement à celle de la société civile et de l’opposition politique classique. «Pendant la crise sanitaire, ils ont continué à travailler, à financer les jeunes des quartiers pour réaliser les pancartes que l’on retrouve dans les manifestations, mais aussi des personnalités de la gauche invitées dans leurs médias», explique une source sécuritaire. «Résultat: cette même gauche réclame aujourd’hui la participation des ex-FIS à une transition politique, alors que ceux-ci ne cessent de chercher l’affrontement avec les forces de l’ordre.»

Les autorités, qui sentent une menace peser sur la tenue des élections législatives du 12 juin, ont fait comprendre au Hirak que les marches ne seraient plus tolérées. Des dizaines de personnes ont ainsi été interpellées lors des dernières manifestations, selon le Comité national pour la libération des détenus.

Cette semaine, le ministre de la Justice a rappelé que toute atteinte au déroulement du scrutin et les troubles aux opérations de vote peuvent être punis d’une peine allant jusqu’à 20 ans de prison. En réponse, près de 300 personnalités, militants et ONG ont publié une déclaration pour que cesse «la guerre du pouvoir contre le peuple algérien». Parmi les signataires figurent les partis politiques qui appellent au boycott des élections.

Pourtant, une partie de l’élite algérienne ne voit pas cette démarche d’un bon oeil. Cette «surenchère dans la dramatisation» de la part des signataires, écrit l’éditorialiste Abed Charef, «suscite des questions légitimes sur le décalage entre les faits et la manière dont ils sont présentés». Si les partisans de l’exFIS «démontrent qu’ils ont bien compris la leçon du passé» en n’étant plus «hirsutes et hurleurs», relève l’écrivain Kamel Daoud, les militants de gauche «agissent aujourd’hui comme le FIS» au début des années 1990 en appelant à la désobéissance civile, à l’occupation des espaces publics et à une confrontation inutile.

Un pouvoir en déficit de légitimité et des officiels en roue libre

«Au début de l’année, les autorités ont relâché la quasi-totalité des détenus d’opinion. Le président a appelé au dialogue avec les partenaires sociaux. Le code électoral a été changé pour que la société civile, via des listes indépendantes, puisse participer aux élections», énumère un cadre de l’Etat qui ne comprend pas ce qu’il faut faire de plus. «Les irréductibles du Hirak ont décidé d’empêcher les élections. Mais quel est leur projet politique?»

Son commentaire illustre la profondeur du blocage en Algérie. D’un côté, un pouvoir qui ne parvient pas à dépasser la crise, handicapé par un déficit de légitimité qu’il n’a pas su combler, des officiels en roue libre, souvent médiatisés pour leurs dérapages verbaux. De l’autre, une opposition incapable de proposer une alternative crédible, fissurée par des prises de position idéologiques trop clivantes et boudée par la population.

«Des personnalités du Hirak n’ont pas assumé leurs responsabilités et ont pris des positions nihilistes», se désole l’opposant Soufiane Djilali. Le président du parti Jil Jadid (Nouvelle Génération), qui a opté pour la participation aux législatives, dénonce «des opposants radicaux, refusant toute solution».

Il préconise quant à lui une plus grande capacité au compromis pour que «l’esprit du Hirak passe dans les institutions». ■

«Les irréductibles du Hirak ont décidé d’empêcher les élections. Mais quel est leur projet politique?»

UN CADRE DE L’ÉTAT

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2021-05-08T07:00:00.0000000Z

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