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«Sans l’accord-cadre, il n’y aura pas de statu quo»

Comment l’UE réagira-t-elle si le Conseil fédéral ne signe pas d’accord-cadre institutionnel avec elle? Elle laissera la voie bilatérale s’éroder sans renouveler les accords arrivant à échéance, dit clairement son ambassadeur à Berne

PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL GUILLAUME, BERNE @mfguillaume

Ambassadeur de l’Union européenne en Suisse, Petros Mavromichalis évoque pour Le Temps l’état des relations entre la Confédération et l’UE. Elles ne sont pas au beau fixe, et l’état de suspension dans lequel se trouve l’accord-cadre n’y est évidemment pas pour rien. Dans un entretien sans langue de bois, il prévient: «Nous, Européens, sommes aussi souverains et pouvons dire non à la poursuite de la voie bilatérale actuelle.»

En poste depuis huit mois à Berne, l’ambassadeur de l’UE, Petros Mavromichalis, reçoit Le Temps à l’occasion de la Journée de l’Europe. L’occasion de faire le point sur une relation bilatérale on ne peut plus tumultueuse ces temps-ci.

Dimanche 9 mai, c’est la Journée de l’Europe. Qu’y a-t-il encore à célébrer? Beaucoup de choses: l’unité dans la diversité de l’UE, l’absence de guerre dans nos Etats membres, ainsi qu’une communauté prospère basée sur la démocratie, l’Etat de droit et une société égalitaire où chaque citoyen a sa chance. Ce n’est déjà pas si mal.

Le 9 mai 1950, Robert Schuman lance le projet européen pour éviter une nouvelle guerre. Trois générations plus tard, qui s’en souvient encore? Trop peu de gens, probablement. Trop souvent, les jeunes générations ignorent l’histoire, les crises que nous avons traversées et les dangers qui nous guettent, comme la montée du nationalisme. Nous nous sommes endormis dans un monde confortable où tout nous semble acquis, avec le droit de voyager et de trouver un emploi dans un pays voisin. Or, rien ne l’est pour toujours et la pandémie de coronavirus est venue nous le rappeler. Des familles ont été séparées en raison de la fermeture des frontières, la mienne aussi.

La Chine a un récit, les Etats-Unis aussi, mais l’Europe pas vraiment. Quel est celui que vous avez raconté à vos deux filles? Celui d’un continent qui a réussi à renaître de ses cendres. L’Europe n’était qu’un champ de ruines voici 75 ans. Les gens avaient faim. Il faut se rappeler que le défi de la politique agricole commune – aujourd’hui si décriée – était de nourrir la population. Lorsque je raconte à mes filles que mes parents ont connu la faim à Athènes en 1940, elles me répliquent que ce sont «des histoires de vieux». D’un côté, je suis content pour elles qu’elles n’aient pas vécu cela, mais de l’autre cela m’attriste un peu, car l’histoire peut toujours se répéter.

A la fin des années 1980, vous arrivez à Bruxelles au moment où le président de la Commission européenne, Jacques Delors, est en passe de poser les bases du marché unique. Comment l’avez-vous vécu? On ressentait une vague d’optimisme, une ambiance extrêmement dynamique. On achevait le grand marché intérieur. Bruxelles était l’endroit du monde où il fallait être. La capitale européenne comptait presque autant de correspondants étrangers que Washington. Après la chute du mur de Berlin, tout a paru possible, y compris la réunification du continent.

Mais pas l’adhésion de la Suisse à l’UE! Tous les pays qui n’en étaient pas membres ont dû se repositionner. Pour ceux qui ne voulaient pas franchir le pas de l’adhésion, Jacques Delors a proposé de créer l’Espace économique européen (EEE). Votre pays l’a malheureusement rejeté à une courte majorité en 1992. C’est dans ce contexte que nous avons envisagé des accords sectoriels bilatéraux dans un climat très positif puisque à l’époque la Suisse était candidate à l’UE.

Vous connaissiez la Suisse en tant que touriste. Vous y résidez depuis huit mois. Votre image de ce pays s’est-elle modifiée? A vrai dire, je connaissais déjà bien la Suisse, pas seulement comme touriste, mais parce que j’y ai de la famille, à laquelle je rends visite régulièrement. J’ai tout de même été surpris de constater à quel point les choses avancent lentement, notamment dans le principal dossier qui nous préoccupe, celui de l’accord-cadre institutionnel. Après la votation sur l’initiative du 27 septembre 2020 sur la libre circulation des personnes, on m’avait dit que la Suisse allait rapidement contacter l’UE, mais il ne s’est rien passé pendant trois mois. J’avais l’image d’un pays d’une plus grande efficacité. A vrai dire, la plus grande surprise a été la difficulté que j’ai eue pour ouvrir un compte en banque. J’ai eu l’impression d’être traité avec suspicion. On m’a demandé de nombreux documents, même un CV alors que je ne recherchais pas un emploi!

L’accord-cadre est-il mort, comme l’estiment de nombreux commentateurs? Il est certes embourbé, mais pas mort. Nous sommes prêts à trouver des solutions. En Suisse, je constate que les pro-européens – et il y en a plus qu’on ne le croit – donnent de la voix et manifestent leur attachement à de bonnes relations avec l’UE.

Ne faites-vous pas là dans la méthode Coué? L’avenir le dira. Nous disons depuis longtemps que pour poursuivre sur cette voie bilatérale et avoir accès au marché intérieur, la Suisse doit avoir un accord-cadre qui règle les litiges et qui inclut l’homogénéisation du droit. Dès lors, de deux choses l’une: soit la Suisse veut continuer

à participer au marché intérieur – elle est d’ailleurs le pays qui en bénéficie le plus, selon une étude de la Fondation Bertelsmann – et elle conclut l’accord, soit la voie bilatérale va péricliter. La Suisse est souveraine et peut rejeter l’accord-cadre. Mais nous aussi sommes souverains et pouvons dire non à la poursuite de la voie bilatérale actuelle. Soyons clairs: sans l’accord-cadre, il n’y aura pas de statu quo.

Notre ministre des Affaires étrangères, Ignazio Cassis, se trompe-t-il quand il dit que la Suisse comme l’UE veulent poursuivre l’actuelle voie bilatérale?

Le président du Conseil, Charles Michel, l’a dit lors d’un discours aux Nations unies: l’UE ne va plus brader l’accès à son marché intérieur aux pays qui souhaitent la quitter comme s’en rapprocher.

Si le Conseil fédéral ne paraphe pas l’accord, celui-ci ne sera pas soumis au peuple. Qu’en pensez-vous?

Je suis surpris que la Suisse, un pays qui chérit tant sa démocratie directe, ne soumette pas cet accord au peuple alors que ce dernier ne cesse de se prononcer sur toutes sortes de thèmes. Ce dossier est tout de même important, car il va conditionner la qualité de nos relations pendant des années, voire des décennies!

La Commission européenne a accusé la Suisse de n’avoir jamais cherché de compromis, mais Guy Parmelin a répliqué que la Suisse avait fait des propositions constructives. Qui ment?

J’espère que personne ne ment. Tout dépend de la définition d’une proposition constructive. Même si je n’ai pas participé aux pourparlers, je peux vous assurer que nos négociateurs ont fait de gros efforts pour satisfaire les demandes suisses. Mais si celles-ci consistent à extraire les points litigieux du champ d’application de l’accord-cadre, ce n’est pas possible pour l’UE.

N’y a-t-il pas un énorme malentendu entre les deux parties, par exemple sur la directive de la citoyenneté?

En tant que citoyen européen, si je réside en Allemagne, j’ai le droit de voter aux élections municipales. Cela, nous ne le demandons pas à la Suisse. En revanche, nous exigeons que dans le cadre de la libre circulation des personnes, les citoyens européens aient les mêmes droits que les Suisses chez nous. C’est une question d’équité! La Suisse ne peut pas vouloir le beurre et l’argent du beurre.

Sans accord-cadre, l’UE va-t-elle laisser s’éroder la voie bilatérale, par exemple en n’accordant pas la reconnaissance mutuelle des produits médicaux le 26 mai prochain?

Oui, c’est clair et cela a déjà été annoncé à plusieurs reprises. Il n’y aura pas de nouveaux accords d’accès au marché et ceux qui viennent à échéance ne seront pas renouvelés. C’est la chronique d’une mort annoncée pour la voie bilatérale actuelle.

Face à la pandémie de coronavirus, vos Etats membres ont tous réagi en ordre dispersé. L’unité de ce continent est-elle une mission impossible?

Non, c’est un chantier en cours. La première réaction des gouvernements nationaux face à une telle crise est de prendre soin de leurs citoyens, ce qu’ils ont fait. Mais très vite, la réalité leur a rappelé leur interdépendance et ils ont dû se mettre autour d’une table pour s’assurer que les marchandises continuent de circuler. Si on ferme les frontières, on crierait famine dans certains pays ou régions, car aucun d’entre eux n’est autosuffisant en matière alimentaire. La collaboration internationale reste indispensable à tous égards. C’est grâce à elle que nous avons trouvé des vaccins en moins d’un an, ce qui est remarquable.

Sur la vaccination, l’UE a six semaines de retard sur les EtatsUnis ou le Royaume-Uni, pour ne pas parler d’Israël. S’est-elle montrée trop bureaucratique?

Non, dans l’ensemble nous avons bien travaillé ensemble. Il faut se demander ce qu’il se serait passé si nous avions agi en ordre dispersé. Les Etats membres les plus riches auraient eu accès au vaccin – en payant plus cher –, ce qui aurait provoqué un tollé de protestations parmi les Etats les moins fortunés qui auraient dû attendre. Nous avons bien fait d’agir solidairement. Cela dit, l’UE n’a pas de compétences en matière de santé publique. Le travail qui a été accompli est titanesque. Jamais l’UE n’avait négocié avec des entreprises pharmaceutiques pour l’achat de vaccins. Il est toujours plus facile de voir le verre à moitié vide qu’à moitié plein.

Le plan de relance de 750 milliards d’euros prend aussi du retard. Quand vos Etats membres recevront-ils l’aide qui leur revient?

Nous avons bien avancé. Il y a des procédures à respecter, qui suivent leur cours. Ce projet est un saut qualitatif et quantitatif énorme, qui va nous permettre de sortir de cette crise. Quand il y a de tels montants en jeu, il faut rester très prudent pour que l’argent soit dépensé à bon escient.

L’UE veut devenir le premier continent neutre sur le plan des émissions carbone d’ici à 2050, mais elle n’a pris aucune mesure contraignante. Ne va-t-on pas assister à une grande opération de «greenwashing»?

Non. C’est une véritable révolution dont on parle. L’UE est pionnière dans ce domaine. Aucun continent n’affiche des objectifs aussi ambitieux que les nôtres. Le pacte vert pour l’Europe est notre nouvelle stratégie de croissance. Nous y investissons presque un tiers des fonds de l’UE, tant au titre du budget ordinaire que du plan de relance. Ce «Green Deal» nous permettra de décarboniser notre économie tout en créant des emplois et en stimulant l’innovation.

L’Europe a toujours été dirigée par le couple franco-allemand. Or, l’hypothèse de l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national de Marine Le Pen ne peut plus être exclue. L’UE ne s’en trouverait-elle pas complètement bloquée?

La France a été l’un des pays fondateurs de l’Europe, grâce notamment à Jean Monnet et Robert Schuman. Elle bénéfice énormément de son appartenance à l’UE. Je ne peux pas m’imaginer la France se détourner de l’UE. Lorsque la candidate Marine Le Pen s’est présentée en 2017 à l’élection présidentielle avec une plateforme anti-européenne, elle a essuyé une lourde défaite. Depuis, son programme a beaucoup évolué. Quoi qu’il arrive, l’amitié franco-allemande persistera et ce couple restera le moteur de l’UE.

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