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En mission pour sauver leurs maris coincés à Marioupol

CAMILLE PAGELLA @CamillePagella

Les Ukrainiennes Kateryna Prokopenko et Yulia Fedosiuk implorent l’Occident et même le pape François de tout faire pour sortir en vie leurs époux soldats du guêpier d’Azovstal

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A Marioupol, les derniers combattants ukrainiens sont toujours retranchés dans l’aciérie Azovstal. Kateryna Prokopenko et Yulia Fedosiuk, les épouses de deux soldats du régiment Azov, implorent l’Occident de faire pression sur Vladimir Poutine pour qu’ils soient évacués. Témoignages

Après deux mois de siège et de bombardements, Marioupol, détruite, est presque entièrement sous contrôle russe. Seule échappe à Vladimir Poutine l’immense aciérie Azovstal dans laquelle sont retranchés les derniers soldats ukrainiens. Cachés dans les souterrains, ils survivent. La nourriture manque, l’eau se fait rare, tout comme l’espoir de revoir la lumière du jour. Pourtant, ils ne se rendront pas. A la surface de la terre, ce sont leurs épouses qui prennent la lumière. Ensemble, elles parcourent l’Europe, appellent à l’aide, implorent l’Occident de faire évacuer leurs maris, qu’ils ne finissent pas sacrifiés sur l’autel de la guerre.

Le Temps s’est entretenu avec Kateryna Prokopenko, 27 ans, et Yulia Fedosiuk, 29 ans. La première est l’épouse de Denys Prokopenko, l’un des chefs de la division Azov, décoré «Héros d’Ukraine» par le président Zelensky fin mars pour «son courage». Yulia, elle, est la femme d’Arseny Fedosiuk, soldat du même régiment Azov, ce groupe militaire aujourd’hui attaché à la garde nationale d’Ukraine souvent décrié pour ses liens avec l’extrême droite. Celui dont Poutine dit qu’ils sont des «nazis», celui dont il veut la tête.

Les deux hommes terrés dans les galeries souterraines racontent à Kateryna et Yulia, quand ils le peuvent, un quotidien éprouvant.

Assises dans un café parisien où elles faisaient escale, elles nous l’ont raconté via Zoom. Ils sont leurs yeux, elles, leur voix.

Vous avez entrepris un voyage dans plusieurs pays européens, qu’espérez-vous?

Yulia Fedosiuk: Nous faisons tout pour attirer l’attention du public sur les événements qui se déroulent tous les jours à Marioupol. Nous voulons rencontrer des personnes importantes et leur demander de faire pression sur Vladimir Poutine pour qu’il accepte l’évacuation des militaires ukrainiens d’Azovstal.

Kateryna Prokopenko: Certains jours, je me dis que je serais prête à tout quitter, à rejoindre mon mari à Azovstal, à vivre dans des conditions horribles juste pour être à ses côtés. Mais je sais que nous sommes plus utiles ici. Surtout, nous avons promis à nos maris de tout faire pour les sauver.

Mercredi, vous avez rencontré le pape François à Rome. Que lui avezvous dit et que vous a-t-il répondu?

K. P.: Nous avons pu lui parler pendant quelques minutes sur la place Saint-Pierre. Nous lui avons décrit la situation dans laquelle vivent nos époux. Nous lui avons demandé de parler au président russe, de lui dire «laissez-les partir», et qu’il était l’un de nos derniers espoirs.

Y. F.: Le pape François nous a assuré qu’il fera tout ce qu’il peut et qu’il prie pour nous.

Comment communiquez-vous avec vos époux retranchés à Azovstal?

K. P.: Pendant le premier mois, nous n’avons eu aucun contact, car les liaisons internet étaient coupées. Depuis, ils ont pu installer un boîtier Starlink [envoyés par Elon Musk à l’Ukraine dès le début de la guerre, ndlr], et nous avons un contact tous les deuxtrois jours.

Que vous disent-ils de leur situation?

K. P.: Elle est catastrophique. Les militaires sont à court de réserves de nourriture et d’eau. de l’eau non une gorgée toutes les six heures. Et c’est de l’eau qui n’est pas vraiment potable. Il y a quelques jours, il m’a demandé de chercher sur internet des articles scientifiques sur comment l’homme pouvait survivre sans eau. Chaque militaire a perdu entre 10 et 15 kg. Personne ne peut se doucher et les petites blessures deviennent vite très graves à cause des conditions sanitaires. Beaucoup souffrent de gangrène. Il y a des centaines de blessés. Certains hurlent de douleur, demandent à être achevés. Il faut les évacuer.

Quel est leur quotidien dans les souterrains de l’usine?

K. P.: Mon mari s’est occupé de l’évacuation des civils. Aujourd’hui, il s’occupe de la distribution de ce qu’il reste comme rations. Depuis le premier jour de la guerre, il a dirigé la défense de la ville de Marioupol avec le régiment Azov. Ce qu’il souhaite aujourd’hui, c’est que les blessés puissent être évacués. Il m’a aussi dit être préoccupé par la conservation des corps des personnes décédées, qu’il souhaite rendre aux familles. Ils sont conservés dans un réfrigérateur de l’usine, mais il ne marche plus.

Y. F.: Jour et nuit, les bombardements font trembler la terre. Personne ne peut dormir ou se reposer. Ils passent leur temps dans des abris. Pendant les courts moments lors desquels l’armée russe ne bombarde pas, les hommes tentent de sortir pour chercher de la nourriture ou contacter leurs proches.

Dans une vidéo publiée il y a une semaine, votre mari, Denys Prokopenko, a exclu la possibilité de se rendre et de se constituer prisonnier de guerre. Pourquoi n’est-ce pas une option?

K. P.: Si les militaires du régiment Azov se rendent, tout ce qui les attend, c’est la torture et la mort. Il y a eu des précédents depuis le début de la guerre en 2014. Selon la Russie, les militaires du régiment Azov ne méritent pas d’être prisonniers. Ceux qui ont été capturés ont été torturés et tués de manière violente. Il y a un mois, un militaire du régiment a été pris en otage. Il a été obligé de tourner une vidéo de propagande. Après ça, ils l’ont torturé et tué. Ils ont envoyé une photo de son corps à sa mère.

Le régiment Azov est considéré comme un bataillon nationaliste proche de l’extrême droite. Vladimir Poutine ne cesse de dire qu’il est constitué de nazis. Cette réputation est-elle un obstacle dans vos démarches pour sauver la vie de vos époux?

Y. F.: Cette réputation n’est qu’une partie de la machine de propagande russe. C’est très avantageux pour la Russie de présenter Azov comme un groupement marginal

«Chaque militaire a perdu entre 10 et 15 kg. Beaucoup souffrent de gangrène. Certains hurlent de douleur, demandent à être achevés» KATERYNA PROKOPENKO

et néonazi. Mais aujourd’hui, le régiment fait partie de l’armée ukrainienne. C’est un régiment de bénévoles qui sont prêts à sacrifier leur vie. Chez Azov, il y a des Tatars, des Ukrainiens, des Géorgiens. Récemment, une très grande organisation ukrainienne LGBT+ a fait une grosse donation au régiment. Azov n’a jamais tenu des propos intolérants envers la communauté LGBT+. En Ukraine, tout le monde soutient le régiment. Aujourd’hui, les seuls néonazis en Ukraine sont les militaires russes. Nous demandons au monde entier de faire attention aux faits et de ne pas écouter la propagande russe.

Vos maris sont coincés dans l'aciérie d'Azovstal depuis plusieurs semaines maintenant. Gardez-vous encore l'espoir de les revoir vivants? Avezvous peur qu'ils soient sacrifiés?

Y. F.: Nous nous sentons impuissantes mais nous avons de l’espoir. Il est toujours possible de les évacuer. Nous voulons que l’Occident fasse pression sur Vladimir Poutine pour qu’il accepte. Les abandonner à la mort remettrait en question nos valeurs démocratiques. Pas seulement celles de l’Ukraine mais aussi celles de l’Europe et du monde civilisé et qui défend la démocratie.

K. P.: La situation est très difficile à supporter. Mais, même si nous avons peur de les perdre, nous sommes fières d’eux. J’ai épousé Denys pour ses valeurs. Nous n’avons jamais pu fonder une famille, car, depuis 2014, il se bat pour défendre l’Ukraine et nous vivons à distance. La guerre n’a pas commencé le 24 février pour nous, elle a juste pris une autre dimension. Nous nous sommes promis d’avoir beaucoup d’enfants quand il rentrera.

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